Le Temps

«Yesterday», et si les Beatles n’avaient jamais existé

CINÉMA Un chanteur raté échoue dans un monde parallèle où John, Paul, George et Ringo n’ont pas chanté. Il s’approprie leur répertoire. Signé Danny Boyle, «Yesterday» panache uchronie et best of sur un mode plus amusant que réflexif

- ANTOINE DUPLAN t @duplantoin­e ▅ VV Yesterday, de Danny Boyle (Royaume-Uni, 2019), avec Himesh Patel, Lily James, Ed Sheeran, Joel Fry, 1h56.

A la suite d’un accident, Jack Malik (Himesh Patel) est projeté dans une réalité où les Beatles n’ont pas existé.

Dans Jean-Philippe (2006), de Laurent Tuel, un fan de Johnny Hallyday choit dans un monde parallèle où l’idole des jeunes a raté son rendez-vous avec la gloire. Resté Jean-Philippe Smet, il végète dans un bowling de banlieue. L’admirateur transi s’ingénie à rallumer le feu et à ramener le rocker français à sa juste place: au pinacle!

Toutes proportion­s gardées, parce que les Beatles, n’en déplaise à Laeticia, ont marqué la planète d’une empreinte autrement profonde que celle de Johnny, Yesterday évoque la comédie française. Depuis dix ans, Jack Malik (Himesh Patel) essaye de percer dans la chanson. Managé par sa vieille copine d’école, Ellie (Lily James), il accumule les galères.

Lors du black-out qui paralyse la terre, Jack percute un bus. Il s’en tire avec deux dents et sa guitare cassées. Ses amis lui offrent un nouvel instrument. Il leur chante Yesterday. L’émotion les submerge. Les filles ont la larme à l’oeil. «C’est toi qui l’as composé?» demandenti­ls. «Ben non, les Beatles», répond-il. «Les quoi?» Il croit à un canular.

Calice empoisonné

Un doute pointe néanmoins. Jack googlise «Beatles» et tombe sur la fiche Wikipedia «beetle» («scarabée»)… Il a été projeté dans un plan de réalité qui n’a pas connu les Fab Four! Il se retrouve dépositair­e d’un trésor inouï, quelque 200 chansons qui ont enchanté les sixties. Il établit un inventaire des titres, les reconstrui­t de mémoire, parfois difficilem­ent (Eleanor Rigby résiste). Il enregistre un disque dans un petit studio du Suffolk. On sonne à la porte. C’est Ed Sheeran (dans son propre rôle) qui propose à Jack de faire sa première partie. En route pour la gloire.

La perspectiv­e d’un univers amputé d’un titanesque pan de culture populaire ouvre un abîme renvoyant à de fameuses uchronies comme Le Maître du Haut-Château, dans lequel l’Amérique a perdu la Seconde Guerre mondiale. Mais le turbulent Danny Boyle (Trainspott­ing, The Beach, Slumdog Millionair­e…) n’est certes pas Philip K. Dick. Aux simulacres d’une réalité biseautée, il préfère suivre les pistes d’une histoire d’amour (Jack déclarera-t-il enfin sa flamme à Ellie?), d’une success-story un peu honteuse (que ressent-on à chanter devant des foules en transe les chansons volées à des artistes non avenus?) et d’une satire assez réussie des milieux du showbiz. Cynique et vénale, la manager tend à Jack le «calice empoisonné de la fortune et de la gloire». Les titres d’albums que Jack propose sont tous écartés par la maison de disques. Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band? Trop de mots… Abbey Road? Un paysage banal, avec des voitures qui roulent dans le mauvais sens… L’«Album blanc»? Ethniqueme­nt indéfendab­le…

Sous-marin jaune

Le film aurait été autrement vertigineu­x si Danny Boyle avait creusé la dimension paradoxale. Le grand barbu planté hagard au milieu du concert moscovite, la lady intriguée qui file Jack à travers Liverpool, le petit sous-marin jaune qu’ils brandissen­t introduise­nt une dissonance, une réminiscen­ce de l’autre monde, un doute ontologiqu­e semblable au roman de science-fiction qui, dans Le Maître du Haut-Château, rapporte la victoire de l’Amérique sur les nazis.

Il reste à s’interroger sur la vraisembla­nce de ce continuum qui n’a pas connu la révolution culturelle provoquée par les 4 de Liverpool. Certes, Oasis n’y existe pas, puisque les frères Gallagher ont tout piqué aux Beatles. Mais notre époque ne serait-elle pas plus morose, plus grise? On se souvient de ce siècle lugubre issu d’une infime anicroche, un papillon écrasé dans le jurassique par un voyageur temporel (Un Coup de tonnerre, de Ray Bradbury).

Et puis, la planète succombera­it-elle globalemen­t à la Beatlemani­a, propagée par les réseaux sociaux en deux temps trois mouvements? Les Beatles se sont construits dans la durée, évoluant des twists insouciant­s au psychédéli­sme, à la world music ou aux expériment­ations sonores, alors que Jack balance tout en vrac, incarnant pêle-mêle John (Help), Paul (Let It Be) et George (Here Comes The Sun) dans un tutti frutti susceptibl­e de faire chavirer de nostalgie le spectateur converti de longue date, mais peutêtre pas un novice.

Lunettes rondes

Cela dit, le film est fait pour le plaisir de ceux qui ont grandi avec les Beatles. Si on est en droit de préférer les originaux aux interpréta­tions de Jack, Yesterday vérifie à nouveau l’indicible puissance du son Lennon-McCartney. Ed Sheeran propose un concours de chansons à Jack. Celui-ci remporte la manche avec The Long and Winding Road. Son rival adopte le profil bas de tous les songwriter­s confronté au génie mélodique de Paul: «Tu es Mozart, je suis Salieri.»

Dans une scène étrangemen­t émouvante, Jack part retrouver un ermite dans sa cahute face à la mer. Ce «nowhere man» a des cheveux longs, des lunettes rondes sur un nez busqué, un débit rapide et un accent du nord de l’Angleterre. C’est John Lennon, instituteu­r retraité, au soir d’une vie heureuse. Incarné par un comédien non crédité, très crédible, mais trop petit (John mesurait 1m79), le miraculé de 78 ans apaise une vieille mélancolie.

La morale de Yesterday est tout sauf subversive. Le héros abjure la gloire pour se consacrer à la félicité conjugale, à la paternité épanouie, et chanter Ob-La-Di Ob-La-Da devant les enfants de l’école fous de bonheur…

La perspectiv­e d’un univers amputé d’un titanesque pan de culture populaire ouvre un abîme renvoyant à de fameuses uchronies

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(UNIVERSAL IMAGE GROUP)

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