Une oasis au coeur des ténèbres
La Casa Pueblo, reine de l’autogestion portoricaine, mise depuis des années sur les énergies renouvelables. Avec le passage de l’ouragan «Maria», elle a pu sauver des vies grâce au solaire
C’est une maison rose gérée par une association environnementale qui érige son modèle d’autogestion en étendard et qui, depuis des années, mise sur les énergies renouvelables. Lors du passage de l’ouragan Maria, elle s’est transformée en oasis au milieu d’une île plongée dans le noir. Equipée de panneaux solaires, elle a sauvé des centaines de sinistrés. Bienvenue à la Casa Pueblo, pour la suite de notre reportage à Porto Rico.
Pour rejoindre Adjuntas, petite municipalité perchée dans la montagne, il faut emprunter des routes sinueuses depuis la ville côtière de Ponce, braver les nids-de-poule et rouler à travers une végétation faite de bananiers et de fougères géantes. Une petite maison rose pâle de style colonial: c’est ce que nous sommes venus chercher. Impossible de passer à côté: dans la région, Casa Pueblo est connue comme le loup blanc. L’association avait déjà un nom. Elle s’est révélée indispensable lorsque l’ouragan Maria a dévasté l’île en automne 2017, entraînant dans son sillage des polémiques à tiroirs.
Brancher des appareils respiratoires
Casa Pueblo a été fondée par l’ingénieur civil Alexis Massol González et sa compagne, Tinti Deyá Diaz, en 1980. A l’origine, un combat: ces activistes entourés de fidèles comparses ont mis leur énergie en commun pour empêcher qu’un immense projet de mine à ciel ouvert voie le jour dans la région, après la découverte de riches gisements de cuivre, d’or et d’autres minéraux dans les années 1960. Avec succès.
Aujourd’hui, cette association environnementale, qui érige son modèle d’autogestion communautaire en étendard, a pu démontrer à quel point miser sur l’énergie solaire il y a plus de vingt ans avait un sens. Lors du passage de Maria, quand tout Porto Rico a été plongé dans le noir, la maison rose était la seule d’Adjuntas et des environs à bénéficier d’électricité.
«Nous étions comme une oasis au milieu de la nuit, grâce à nos 43 panneaux solaires sur le toit», raconte Tinti Deyá Diaz. Ce petit bout de femme en t-shirt violet, une ancienne maîtresse d’école, poursuit: «Vous voyez la pièce ici? Des milliers de personnes ont défilé. Les gens venaient brancher leurs portables et appareils respiratoires. Ou mettre des médicaments au frais dans nos frigidaires, notamment l’insuline.»
La région d’Adjuntas a été l’une des plus touchées par l’ouragan. Coupée du monde, éventrée, avec les routes en très mauvais état. Mais le réseau électrique a été détruit dans l’ensemble du pays, laissant la plupart des Portoricains sans électricité pendant des mois. Le pays dépend à 98% des énergies fossiles, qui doivent être importées, par bateau, des Etats-Unis. C’est ce qu’impose le très décrié Jones Act de 1920 sur le trafic maritime. Pour les Portoricains, les conséquences sont lourdes: sur le continent, les Américains paient en moyenne 11 cents le kWh, alors que sur l’île, le prix tourne autour de 20 cents.
Avec l’ouragan Maria, la lenteur et l’inefficacité de l’aide ont été les premiers scandales. Un autre, d’ordre politico-financier, a émergé: une petite entreprise du Montana, Whitefish, a décroché un contrat de 300 millions de dollars pour restaurer le réseau électrique sur fond de soupçons de corruption et de liens avec le ministre de l’Energie, Richard Zinke. A tel point que le FBI a dû ouvrir une enquête. Whitefish, qui n’a jamais travaillé dans une situation d’urgence, a fini par perdre son contrat. Mais d’autres vautours américains se sont précipités, des dollars plein les yeux, sans forcément être plus qualifiés que Whitefish. Aujourd’hui encore, les pannes de courant sont fréquentes sur l’île. Même dans la capitale.
Une oasis au milieu des ténèbres. Un phare dans la nuit. Rodrigo, un jeune étudiant en biologie qui travaille comme volontaire pour Casa Pueblo, utilise ces mêmes mots. A Adjuntas, Casa Pueblo a pu réagir bien avant que l’aide officielle n’atteigne cette localité perdue dans la végétation. Ses panneaux solaires ont résisté. «Quatorze mille petites lampes solaires portables ont été distribuées aux habitants. Casa Pueblo a aussi une station de radio qui fonctionne à 100% à l’énergie solaire, la seule des Caraïbes. Elle a joué un rôle crucial pendant l’ouragan, en informant au mieux les résidents.»
Un cinéma solaire a vu le jour par la suite. Plus important: des panneaux solaires ont été installés sur plusieurs bâtiments de la ville, comme la caserne des pompiers. Mais des petits commerces en ont aussi profité. C’est le cas, par exemple, d’un coiffeur. Un pas important dans cette région difficilement accessible, où les victimes de Maria se sont senties plus délaissées que dans les régions côtières. Les fondateurs de Casa Pueblo ont un but précis: ils militent pour que 50% des besoins énergétiques de Porto Rico soient à l’avenir fournis par le solaire. Une manière de casser la dépendance vis-à-vis des Américains. Et de mieux se préparer aux catastrophes naturelles.
Les débuts de Casa Pueblo n’ont pas été évidents. Pour impliquer et mobiliser la population locale contre le projet de mine à ciel ouvert et ses risques pour l’environnement, les fondateurs ont dû développer des activités culturelles et éducatives. Rodrigo montre une photo sur un mur de l’association: «Lors de cette première manifestation contre la mine, sur la place centrale d’Adjuntas, il n’y avait qu’une seule personne dans le public. Et plus tard, regardez: des milliers de personnes!»
La deuxième photo date de 1995. C’est l’année de la première grande victoire de Casa Pueblo: le gouvernement portoricain a décidé de renoncer à tout projet de mine à ciel ouvert. L’association, qui a aussi oeuvré pour mettre fin aux manoeuvres de l’armée américaine sur l’île de Vieques, trouve rapidement d’autres chevaux de bataille. Elle monte par exemple au créneau contre un projet de gazoduc. Avec une nouvelle victoire, en 2012.
Académie de la nature en plein air
En pénétrant le siège de l’organisation citoyenne, on se sent un peu comme dans une maison de quartier. Sur ses murs, articles et photos racontent l’histoire de Casa Pueblo. Les portraits de trois figures de la lutte pour l’indépendance de Porto Rico, Ramón Emeterio Betances, Eugenio María de Hostos et Pedro Albizu Campos, lorgnent le visiteur. Dans une pièce, une immense machine à moudre le café. A l’extérieur, dans une petite cour, la station de la radio solaire, avec juste à côté, des papillons orange qui s’ébattent derrière des filets noirs, et de quoi cultiver des salades en hydroponie.
«Nous avons aussi le Bosque Escuela, une sorte d’académie en plein air pour étudier l’écosystème», souligne Rodrigo. Un terrain de 140 hectares a été acheté en 2003. Il s’agit de bien plus qu’un projet d’initiation à l’écologie: il fait partie d’un réseau de 34 écoles du genre réparties dans 15 pays d’Amérique latine et des Caraïbes, qui se veulent un laboratoire vivant de l’évolution de la nature.
«Nous nous finançons essentiellement avec la vente du café que nous produisons nous-mêmes», poursuit Rodrigo. Et des dons d’ONG du monde entier, ajoute Tinti Deyá Diaz, qui passe de sa chaise à bascule au petit guichet de la pièce qui lui sert de magasin. «La diaspora portoricaine a beaucoup participé. Nous ne recevons rien du gouvernement, ni des autorités locales. Nous voulons rester indépendants; nous avons pour habitude de dénoncer à voix haute ce qui nous révolte et nous continuerons.»
En 2002, Alexis Massol a reçu le Prix Goldman, «l’équivalent du Prix Nobel de l’environnement», rappelle Rodrigo, le sourire jusqu’aux oreilles. Intrigués par la success-story de l’association, des
scientifiques et amoureux de la nature y viennent régulièrement. Même des étudiants de la NASA. Tout comme des membres du gouvernement cubain ou l’élue démocrate Nancy Pelosi, aujourd’hui speaker de la Chambre des représentants.
La journaliste et activiste canadienne Naomi Klein parle de Casa Pueblo dans son livre The Battle for Paradise. Puerto
Rico takes on the disaster capitalists, dans lequel elle met en exergue deux visons utopiques qui s’entrechoquent. Celle d’organisations ou de particuliers qui misent sur la souveraineté énergétique et alimentaire et celle, libertarienne, que certains nomment «Portopie», d’une petite élite de super-riches qui veulent accumuler les profits en misant notamment sur la cryptomonnaie, sans intervention étatique. Porto Rico est une terre de paradoxes.
Casa Pueblo n’est-elle qu’une histoire romantico-utopiste animée par une poignée de révolutionnaires? Peut-être. Mais Alexis Massol en est convaincu, «les changements politico-sociaux se concrétisent en venant du bas». Pour lui, il y a clairement un avant et un après-Maria. L’ouragan a plus que jamais mis en lumière les vulnérabilités de l’île, notamment sa forte dépendance énergique.
Son centre communautaire est finalement l’exemple, dans une île asphyxiée par une dette abyssale et qui souffre du statut spécial qui la lie aux Etats-Unis, d’une réussite réalisée par une poignée d’activistes. Petite mais significative. La manière dont Adjuntas est parvenue à gérer l’après-Maria, sans compter sur l’aide étatique, reste un exemple.
Un cercle vicieux
Il y en a eu d’autres. A Barranquitas, plus à l’est, l’horticulteur Hector Santiago a subi des dégâts estimés à plus de 1,5 million de dollars, dans sa ferme Cali Nurseries. Mais il a pu continuer à cultiver ses poinsettias, orchidées et autres plantes ornementales grâce aux 300000 dollars investis six ans plus tôt dans 244 panneaux solaires, alors que tout le monde le prenait pour un fou, même si près d’un quart de ses panneaux ont été détruits.
Depuis l’ouragan, les projets misant sur la souveraineté alimentaire se sont aussi développés, avec l’avènement de fermes biologiques. Mais Ian Pagan Roig n’a pas attendu Maria pour développer son projet agroécologique dans sa ferme de Josco Bravo dans les montagnes de Toa Alta. Il s’est lancé en 2004 déjà et il organise des cours pour former une nouvelle génération de fermiers écologiques. «Le principal objectif de notre école d’agroécologie est de développer de nouvelles techniques de culture en pensant toujours à la souveraineté alimentaire», explique l’agronome.
Tato Torres Sáez, qui cumule plusieurs jobs, est retourné à Porto Rico en 2008 pour s’occuper de ses parents, après avoir vécu près de vingt-cinq ans aux EtatsUnis. Il pensait d’abord s’installer dans la capitale. Et puis, il y a eu l’appel de la terre. Aujourd’hui, il fait pousser ses légumes et graines du côté de Guayanilla, dans le sud-ouest du pays.
«Nous sommes trop dépendants des Etats-Unis, il faut casser ce cercle vicieux. Nous devons aussi être autosuffisants en électricité et gérer l’éducation de nos enfants.» Beaucoup de parents retirent leurs enfants de l’école en raison du très faible niveau du système éducatif, insistet-il. A Porto Rico, le système D, basé sur la solidarité, est plus que jamais devenu un mode de vie.