Au Bürgenstock
A Nidwald, surplombant le lac des Quatre-Cantons, se sont tenues des négociations sur le Soudan ou sur Chypre. C’était au temps où le complexe hôtelier était encore suisse…
Au-dessus du lac des Quatre-Cantons trône le complexe hôtelier du Bürgenstock. C’est dans ce havre de luxe, ancien joyau de la Suisse éternelle, que se sont tenues les négociations sur le Soudan ou sur Chypre.
Il a souvent été comparé à un modèle réduit de la douce Helvétie. Avec raison. Niché sur la montagne, surplombant le lac des Quatre-Cantons dans un décor féerique, le complexe hôtelier du Bürgenstock représentait ce que la Suisse faisait de mieux en termes de luxe, de quiétude, de prévenance et d’attention au client, à condition toutefois que ce client fût très fortuné.
On y accède par bateau, puis en funiculaire. Précision millimétrée, confidentialité absolue puis, en option, chocolat et montres de luxe à l’arrivée. L’hôtel nidwaldien est toujours, pratiquement, à un jet de pierre de la prairie du Grütli. Mais en 2007: stupeur. Ce joyau de la Suisse éternelle, en faillite, est racheté par le fonds souverain du Qatar. Plus qu’une page qui se tourne, c’est un mythe qui s’effondre.
On ne peut pas la manquer. A peine traversé le magasin de souvenirs, voici la grande fresque murale montrant toutes les célébrités qui sont passées par là, et qui ont fait la légende du Bürgenstock. Sophia Loren, qui y avait sa propre maison (aujourd’hui convertie en restaurant libanais); Audrey Hepburn, qui se maria dans la petite chapelle; Yul Brynner ou Sean Connery, des habitués. Mais aussi, dans un registre à peine moins glamour, le chancelier allemand Konrad Adenauer, les Israéliens Ben Gourion et Golda Meir, Nehru et Indira Gandhi, Kissinger ou Carter…
Inutile pourtant de chercher sur la photo d’autres hôtes, tels les Soudanais qui négocièrent ici l’instauration d’un cessez-le-feu sous les auspices de la Confédération. Nulle trace non plus des Chypriotes grecs et de leurs frères ennemis turcs, réunis pour résoudre l’épineuse question de l’adhésion de l’île à l’Union européenne. En leur temps, pourtant, ces événements avaient fait sensation. Ils semblaient devoir propulser
durablement la Suisse comme championne de la résolution des crises.
Nous sommes alors au début des années 2000, et la Suisse n’en finit plus d’offrir ses services de médiation un peu partout. Au moins une dizaine de conflits sont suivis en parallèle par des diplomates helvétiques qui ne boudent pas une occasion de se mêler des affaires du monde. Derrière le Soudan, se cache une marotte personnelle: celle de Josef Bucher, un diplomate qui, tout au long de sa carrière, a noué une relation personnelle avec ce pays et en connaît tous les acteurs. «Le Soudan est mon passe-temps», disait-il à qui voulait l’entendre. Précisément, l’administration américaine de George W. Bush veut entendre ce drôle de Suisse qui pourrait l’aider à ramener ce pays dans le giron des Etats-Unis, après les attentats du 11 septembre 2001.
Il se trouve que Josef Bucher est Lucernois. Comme tout le monde ici, il connaît par coeur les splendeurs du Bürgenstock. Il porte même, par hasard, le même patronyme que le fondateur de l’hôtel, Franz Josef Bucher, cet ancien menuisier qui incarna à merveille l’esprit d’initiative suisse lorsque, en son temps, il se mit à rêver d’un complexe hôtelier de luxe sur la montagne et qui, aux alentours des années 1900, exhiba aux villageois médusés une mallette emplie d’un million de francs, recueillis auprès d’investisseurs. Son premier million.
A leur tour, les négociateurs soudanais vont craquer, et même si l’exercice aura toutes les peines du monde à se convertir en une paix durable, un accord de cessezle-feu est signé, en 2002, au sujet des monts Nouba, cette région du centre du Soudan déchirée entre le nord et le sud. Deux ans plus tard, c’est au tour des Chypriotes de tenter de réunifier leur île. Echec retentissant même si, une fois de plus, les diplomates suisses mettront pourtant les petits plats dans les grands, allant jusqu’à rédiger un projet de Constitution fédérale pour Chypre et mettant à disposition une armée de 400 personnes, tous secteurs confondus, afin de mettre à l’aise les délégations, ainsi que leurs parrains turcs et grecs.
Les affaires étrangères c’est, traditionnellement, l’affaire des Romands. «Il fallait aussi que le rôle de notre diplomatie soit perçu en Suisse alémanique», souligne aujourd’hui l’ancienne présidente de la Confédération Micheline Calmy-Rey, pour expliquer le choix du Bürgenstock, plutôt qu’un palace genevois ou lausannois. L’idée: rendre ce havre de paix plus proche des convulsions du monde.
Des fastes immodérés
A l’époque, nul ne veut vraiment le voir, mais le complexe hôtelier (qui comprend une trentaine d’édifices) est lui-même en crise. Il faudra dix ans de travaux au repreneur qatari, et un investissement énorme de 550 millions de francs, avant que l’hôtel rouvre ses portes, il y a deux ans, paré de fastes immodérés. «Nous avons mis un très grand soin à conserver l’esprit du lieu et les particularités de chaque bâtiment», détaille Lauriane Zosso, responsable de la communication.
Le complexe jongle entre les séjours de très riches clients, les congrès d’entreprises et les visiteurs d’un jour. Mais signe des temps, personne n’évoque dans l’immédiat la possibilité d’y accueillir la moindre rencontre diplomatique. Alors que leur pays est soumis à un blocus, les propriétaires qataris ont eu fort à faire pour désamorcer un boycott de la part de la clientèle saoudienne ou émiratie. Les choses vont mieux actuellement, les clients du Golfe reviennent. Et une médiation suisse n’a pas été nécessaire.