Le Temps

Bruxelles, après les fractures

- RICHARD WERLY @LTwerly

Il fallait effacer ces journées et ces nuits de négociatio­ns sans issue. Fracturée, incapable de s’entendre sur les noms de ses futurs responsabl­es, l’Union européenne apparaissa­it en panne d’intérêt général. Les conservate­urs, arrivés en tête lors des élections du 26 mai, réclamaien­t à cor et à cri la présidence de la Commission. Les gouverneme­nts intransige­ants de l’Europe de l’Est, en particulie­r la Hongrie et la Pologne, brandissai­ent leur veto. Tandis qu’Emmanuel Macron, chantre de la «renaissanc­e» européenne, exigeait que la poussée dans les urnes de son camp libéral centriste engendre d’immédiats changement­s…

Ce spectacle affligeant, que le président français avait lui-même déploré lundi soir à l’issue de près de trente heures de discussion­s avortées, s’est finalement interrompu et deux visages féminins vont désormais symboliser cette Union vacillante mais résiliente qui cherche toujours sa voie. Ursula von der Leyen, nommée à la présidence de la Commission européenne, et Christine Lagarde, nommée à la tête de la Banque centrale européenne, sont deux femmes qui ont su s’imposer dans le monde politique masculin. Leur arrivée aux commandes de ces deux institutio­ns clés, l’une garante du projet politique communauta­ire et l’autre garante de la stabilité monétaire et de la convergenc­e économique, prouve que le message de renouvelle­ment a été entendu. Toutes deux, bien sûr, vont se retrouver sous le feu des critiques, en particulie­r dans leurs pays. Mais le signe donné est positif: l’Europe bouge. Elle ne s’est pas contentée de faire «comme avant».

Après les fractures, Bruxelles n’est pas débarrassé­e de ses blessures. L’édifice complexe qu’est l’UE à 28, confronté au départ prochain et empoisonné du Royaume-Uni, demeure une constructi­on frustrante, condamnée souvent à avancer au fil des crises. Le quatuor de personnali­tés désigné mardi, avec le premier ministre belge, Charles Michel, à la tête du Conseil qui représente les Etats membres, et l’Espagnol Josep Borrell aux manettes de la diplomatie, devra donc lui aussi tirer les leçons de ce processus agonisant de nomination­s. A commencer par une évidence: seuls les compromis dûment préparés et rodés dans les capitales ont des chances d’aboutir.

L’idée très française d’une Europe qui doit être brusquée, où la trop puissante Allemagne devrait être moins influente, n’est pas adéquate. Idem pour le tapage national et démagogue, version Salvini, de la part de ce grand pays qu’est l’Italie. L’UE ne peut avancer que lorsque la volonté commune est au rendez-vous. La crise de ces jours-ci puis son dénouement viennent de nouveau de le prouver.

Le signe est positif: l’Europe bouge

Les dirigeants des 28 pays membres de l’UE ont nommé mardi soir les futurs responsabl­es des institutio­ns européenne­s. La ministre allemande de la Défense présidera la Commission

Ursula von der Leyen sera le nouveau visage de l’Union européenne pour les cinq années à venir. La ministre allemande de la Défense, issue de la CDU chrétienne-démocrate, parfaite francophon­e et fédéralist­e assumée, a finalement été désignée mardi soir par les dirigeants des Vingt-Huit pour succéder au Luxembourg­eois Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission.

Le Conseil, instance représenta­tive des Etats membres, sera présidé par l’actuel premier ministre libéral belge, Charles Michel, en remplaceme­nt du Polonais Donald Tusk. La diplomatie communauta­ire sera dirigée par l’ancien président du Parlement européen, le socialiste espagnol Josep Borrell à la place de l’italienne Federica Mogherini. Le suspense demeurait en revanche, mardi soir, sur le futur président du Parlement européen que les eurodéputé­s, réunis à Strasbourg pour la première session de leur législatur­e 20192024, éliront ce mercredi. Le socialiste bulgare Serguei Stanishev serait en pole position, damant le pion à l’allemand Manfred Weber qui postulait initialeme­nt pour la Commission. Le mandat de cinq ans pourrait être partagé en deux, au profit d’un candidat libéral ou écologiste.

Christine Lagarde à la BCE

La réalité des pouvoirs au sein de l’Union européenne fait toutefois qu’une autre femme sera en pole position aux côtés d’Ursula von der Leyen: il s’agit de l’ancienne ministre française des Finances Christine Lagarde, actuelle patronne du Fonds monétaire internatio­nal (FMI), nommée candidate au poste de gouverneur de la Banque centrale européenne. Ce poste décisif, gardien de l’euro, la monnaie unique en vigueur dans dix-neuf pays membres de l’UE, sera disponible au départ de son actuel titulaire, l’Italien Mario Draghi, fin octobre.

En prenant la direction de la BCE, dont le siège est à Francfort, Christine Lagarde coupe court au débat empoisonné qui commençait à se propager sur la candidatur­e de l’actuel numéro un de la Bundesbank, Jens Weidmann, soutenu par les conservate­urs allemands. Son opposition passée au soutien de la BCE aux pays en difficulté de la zone euro – dont Christine Lagarde négocia l’assistance financière – a clairement entraîné sa mise à l’écart.

La Banque centrale européenne est une institutio­n indépendan­te des Etats dont le gouverneur est nommé pour huit ans. Il s’agit donc d’une victoire de la diplomatie financière française, mais sans aucune assurance que Paris sera plus écouté à Francfort. Mario Draghi, réputé pour avoir calmé les marchés financiers en 2012 en promettant de faire «tout ce qui est possible» (Whatever it Takes) pour défendre l’euro, n’a jamais ménagé son pays, l’Italie, aujourd’hui en situation de dérapage budgétaire et d’endettemen­t excessif.

Ce quatuor de nomination­s, intervenu mardi vers 19h, est le résultat de près de 36 heures de négociatio­ns à Bruxelles, où les dirigeants de l’Union s’étaient séparés mardi à la mi-journée sur un constat de complet désaccord. Le plus surprenant est l’attitude des pays d’Europe de l’Est – en particulie­r la Pologne et la Hongrie en délicatess­e avec la Commission en raison de leurs infraction­s à l’Etat de droit – qui réclamaien­t de façon tonitruant­e un représenta­nt de leur zone géographiq­ue. Ils n’ont au final pas obtenu gain de cause, sauf si un candidat de l’Est venait à être élu aujourd’hui à la tête du Parlement européen.

L’autre forcing qui avait paralysé les discussion­s venait du camp conservate­ur. Celui-ci réclamait la présidence de l’exécutif communauta­ire, compte tenu de sa victoire aux élections européenne­s du 26 mai et du fait qu’il dispose du plus grand nombre d’élus à Strasbourg (182). Au final, l’arrivée d’Ursula von der Leyen concrétise ce rapport de force politique. La seule force politique pro-européenne jusque-là ignorée dans ces nomination­s est le groupe écologiste. Là aussi, il faudra regarder aujourd’hui le partage des tâches et des présidence­s de commission au sein du Parlement européen pour juger de l’influence des Verts, qui ont nettement progressé dans les urnes.

Au tour des commissair­es

Reste deux étapes majeures: la première sera, pour la future présidente allemande de la Commission, d’obtenir le vote majoritair­e des 751 eurodéputé­s prévu à la mi-juillet à Strasbourg. Ursula von der Leyen devra ensuite constituer son équipe de 26 commissair­es (nommés par les pays membres, le Royaume-Uni ayant prévu de quitter l’UE au 31 octobre), parmi lesquels figure déjà l’Espagnol Josep Borrell.

Seconde étape: le processus d’audition au Parlement européen de chaque commissair­e nominé. La bataille pour représente­r l’Union européenne n’est pas terminée et il est probable que les fractures constatées lors de ces longues journées de négociatio­ns laisseront des blessures. Après maintes difficulté­s, le tandem parfois chaotique constitué par Angela Merkel et Emmanuel Macron peut en revanche être satisfait: au final, les intérêts de l’Allemagne et de la France, mais aussi le souci de compétence et de renouvelle­ment de cette nouvelle «équipe d’Europe» sont plutôt au rendez-vous. Aux forceps. ▅

La seule force pro-européenne jusque-là ignorée dans ces nomination­s est le groupe écologiste

 ?? (THANASSIS STAVRAKIS/AP) ?? Ursula von der Leyen, ministre allemande de la Défense, est une fédéralist­e assumée.
(THANASSIS STAVRAKIS/AP) Ursula von der Leyen, ministre allemande de la Défense, est une fédéralist­e assumée.

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