Bruxelles, après les fractures
Il fallait effacer ces journées et ces nuits de négociations sans issue. Fracturée, incapable de s’entendre sur les noms de ses futurs responsables, l’Union européenne apparaissait en panne d’intérêt général. Les conservateurs, arrivés en tête lors des élections du 26 mai, réclamaient à cor et à cri la présidence de la Commission. Les gouvernements intransigeants de l’Europe de l’Est, en particulier la Hongrie et la Pologne, brandissaient leur veto. Tandis qu’Emmanuel Macron, chantre de la «renaissance» européenne, exigeait que la poussée dans les urnes de son camp libéral centriste engendre d’immédiats changements…
Ce spectacle affligeant, que le président français avait lui-même déploré lundi soir à l’issue de près de trente heures de discussions avortées, s’est finalement interrompu et deux visages féminins vont désormais symboliser cette Union vacillante mais résiliente qui cherche toujours sa voie. Ursula von der Leyen, nommée à la présidence de la Commission européenne, et Christine Lagarde, nommée à la tête de la Banque centrale européenne, sont deux femmes qui ont su s’imposer dans le monde politique masculin. Leur arrivée aux commandes de ces deux institutions clés, l’une garante du projet politique communautaire et l’autre garante de la stabilité monétaire et de la convergence économique, prouve que le message de renouvellement a été entendu. Toutes deux, bien sûr, vont se retrouver sous le feu des critiques, en particulier dans leurs pays. Mais le signe donné est positif: l’Europe bouge. Elle ne s’est pas contentée de faire «comme avant».
Après les fractures, Bruxelles n’est pas débarrassée de ses blessures. L’édifice complexe qu’est l’UE à 28, confronté au départ prochain et empoisonné du Royaume-Uni, demeure une construction frustrante, condamnée souvent à avancer au fil des crises. Le quatuor de personnalités désigné mardi, avec le premier ministre belge, Charles Michel, à la tête du Conseil qui représente les Etats membres, et l’Espagnol Josep Borrell aux manettes de la diplomatie, devra donc lui aussi tirer les leçons de ce processus agonisant de nominations. A commencer par une évidence: seuls les compromis dûment préparés et rodés dans les capitales ont des chances d’aboutir.
L’idée très française d’une Europe qui doit être brusquée, où la trop puissante Allemagne devrait être moins influente, n’est pas adéquate. Idem pour le tapage national et démagogue, version Salvini, de la part de ce grand pays qu’est l’Italie. L’UE ne peut avancer que lorsque la volonté commune est au rendez-vous. La crise de ces jours-ci puis son dénouement viennent de nouveau de le prouver.
Le signe est positif: l’Europe bouge
Les dirigeants des 28 pays membres de l’UE ont nommé mardi soir les futurs responsables des institutions européennes. La ministre allemande de la Défense présidera la Commission
Ursula von der Leyen sera le nouveau visage de l’Union européenne pour les cinq années à venir. La ministre allemande de la Défense, issue de la CDU chrétienne-démocrate, parfaite francophone et fédéraliste assumée, a finalement été désignée mardi soir par les dirigeants des Vingt-Huit pour succéder au Luxembourgeois Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission.
Le Conseil, instance représentative des Etats membres, sera présidé par l’actuel premier ministre libéral belge, Charles Michel, en remplacement du Polonais Donald Tusk. La diplomatie communautaire sera dirigée par l’ancien président du Parlement européen, le socialiste espagnol Josep Borrell à la place de l’italienne Federica Mogherini. Le suspense demeurait en revanche, mardi soir, sur le futur président du Parlement européen que les eurodéputés, réunis à Strasbourg pour la première session de leur législature 20192024, éliront ce mercredi. Le socialiste bulgare Serguei Stanishev serait en pole position, damant le pion à l’allemand Manfred Weber qui postulait initialement pour la Commission. Le mandat de cinq ans pourrait être partagé en deux, au profit d’un candidat libéral ou écologiste.
Christine Lagarde à la BCE
La réalité des pouvoirs au sein de l’Union européenne fait toutefois qu’une autre femme sera en pole position aux côtés d’Ursula von der Leyen: il s’agit de l’ancienne ministre française des Finances Christine Lagarde, actuelle patronne du Fonds monétaire international (FMI), nommée candidate au poste de gouverneur de la Banque centrale européenne. Ce poste décisif, gardien de l’euro, la monnaie unique en vigueur dans dix-neuf pays membres de l’UE, sera disponible au départ de son actuel titulaire, l’Italien Mario Draghi, fin octobre.
En prenant la direction de la BCE, dont le siège est à Francfort, Christine Lagarde coupe court au débat empoisonné qui commençait à se propager sur la candidature de l’actuel numéro un de la Bundesbank, Jens Weidmann, soutenu par les conservateurs allemands. Son opposition passée au soutien de la BCE aux pays en difficulté de la zone euro – dont Christine Lagarde négocia l’assistance financière – a clairement entraîné sa mise à l’écart.
La Banque centrale européenne est une institution indépendante des Etats dont le gouverneur est nommé pour huit ans. Il s’agit donc d’une victoire de la diplomatie financière française, mais sans aucune assurance que Paris sera plus écouté à Francfort. Mario Draghi, réputé pour avoir calmé les marchés financiers en 2012 en promettant de faire «tout ce qui est possible» (Whatever it Takes) pour défendre l’euro, n’a jamais ménagé son pays, l’Italie, aujourd’hui en situation de dérapage budgétaire et d’endettement excessif.
Ce quatuor de nominations, intervenu mardi vers 19h, est le résultat de près de 36 heures de négociations à Bruxelles, où les dirigeants de l’Union s’étaient séparés mardi à la mi-journée sur un constat de complet désaccord. Le plus surprenant est l’attitude des pays d’Europe de l’Est – en particulier la Pologne et la Hongrie en délicatesse avec la Commission en raison de leurs infractions à l’Etat de droit – qui réclamaient de façon tonitruante un représentant de leur zone géographique. Ils n’ont au final pas obtenu gain de cause, sauf si un candidat de l’Est venait à être élu aujourd’hui à la tête du Parlement européen.
L’autre forcing qui avait paralysé les discussions venait du camp conservateur. Celui-ci réclamait la présidence de l’exécutif communautaire, compte tenu de sa victoire aux élections européennes du 26 mai et du fait qu’il dispose du plus grand nombre d’élus à Strasbourg (182). Au final, l’arrivée d’Ursula von der Leyen concrétise ce rapport de force politique. La seule force politique pro-européenne jusque-là ignorée dans ces nominations est le groupe écologiste. Là aussi, il faudra regarder aujourd’hui le partage des tâches et des présidences de commission au sein du Parlement européen pour juger de l’influence des Verts, qui ont nettement progressé dans les urnes.
Au tour des commissaires
Reste deux étapes majeures: la première sera, pour la future présidente allemande de la Commission, d’obtenir le vote majoritaire des 751 eurodéputés prévu à la mi-juillet à Strasbourg. Ursula von der Leyen devra ensuite constituer son équipe de 26 commissaires (nommés par les pays membres, le Royaume-Uni ayant prévu de quitter l’UE au 31 octobre), parmi lesquels figure déjà l’Espagnol Josep Borrell.
Seconde étape: le processus d’audition au Parlement européen de chaque commissaire nominé. La bataille pour représenter l’Union européenne n’est pas terminée et il est probable que les fractures constatées lors de ces longues journées de négociations laisseront des blessures. Après maintes difficultés, le tandem parfois chaotique constitué par Angela Merkel et Emmanuel Macron peut en revanche être satisfait: au final, les intérêts de l’Allemagne et de la France, mais aussi le souci de compétence et de renouvellement de cette nouvelle «équipe d’Europe» sont plutôt au rendez-vous. Aux forceps. ▅
La seule force pro-européenne jusque-là ignorée dans ces nominations est le groupe écologiste