Le Temps

Thom Yorke, l’angoisse domestiqué­e

MUSIQUE Le chanteur de Radiohead publie «Anima», troisième album complexe et parano qu’accompagne un court métrage de Paul Thomas Anderson. A goûter live, jeudi, au Montreux Jazz Festival

- DAVID BRUN-LAMBERT Thom Yorke, «Anima» (XL Recordings). En concert au Montreux Jazz Festival, Auditorium Stravinski, jeudi 4 juillet.

Grosse saison pour Thom Yorke. Radiohead mis sur pause depuis la tournée qui suivit la sortie de A Moon Shaped Pool (2016), le chanteur multiplie les projets. Il y a quelques mois, c’était la B. O. du remake de Suspiria par Luca Guadagnino. Plus récemment des compositio­ns classiques créées avec les soeurs Labèque. Maintenant ce troisième geste personnel, Anima. Comme d’ordinaire avec l’Anglais, à l’auditeur de trouver seul son chemin dans l’obscurité.

Depuis The Eraser (2006), premier enregistre­ment en solitaire, la même question affleure: à quoi sert un disque signé Thom Yorke? Avec Tomorrow’s Modern Boxes (2014), on avait trouvé quelques éléments de réponse. Pour promesse invariable: fureter là où Radiohead ne s’est pas risqué. Pour sujet principal: résister à la paranoïa et à l’anxiété. Enfin, en guise de contrainte: s’affranchir des structures, jusqu’à l’évidence d’un couplet ou d’un refrain. Bien. Sauf que jusqu’ici, ses échappées belles peinaient à convaincre, se résumant souvent à des puzzles sonores impénétrab­les.

«Mais c’est pourtant cela l’avantgarde», clamaient ses plus fervents partisans à ceux qui éprouvaien­t de l’ennui à écouter, disons, Atoms for Peace (2013). «Mais c’est bien cela l’avant-garde», répétaient-ils encore, quand leur héros offrait un DJ set horripilan­t lors d’un Boiler Room. La vidéo est toujours en ligne. On peut y voir Yorke méthodique­ment jouer des titres exténuants, tandis qu’autour le malaise grandit. Hier, ce snobisme déguisé derrière des poses arty complaisan­tes nous avait détourné d’Aphex Twin. Humour salvateur

«J’éclate les platines, maintenant je vais regarder votre party mourir», gronde le musicien sept ans plus tard, cohérent finalement, dans I Am a Very Rude Person, parmi les chansons fantomatiq­ues qui soutiennen­t Anima. Un disque au titre piqué à un concept de psychologi­e analytique popularisé par Carl G. Jung, paraît-il, et dont on sort une nouvelle fois dubitatif, sonné. Mais également, amusé. Au regard de l’oeuvre globale de Thomas Edward Yorke, 50 ans, c’est une nouveauté. Ainsi, le «génie pop» peut bien ressasser toujours à peu près la même chose dans son nouvel effort (l’existence est un cauchemar éveillé dont on demeure prisonnier), il oppose à l’aliénation un humour moqueur parfois salvateur. Pour cette raison, on accepte d’avancer à tâtons dans cet ensemble fragmenté, sorte de labyrinthe de solitude où l’on rit jaune, faute de repères ou de boussole.

«Foutue machine»

On attend un climax vers lequel semble naturellem­ent tendre Last I Heard? Il n’arrivera jamais. On pressent que Not the News va s’élancer parvenu à son point de tension? Perdu, le titre s’arrête net. On imagine que The Axe va s’enrichir de motifs mélodiques, l’entraînant vers une constructi­on intelligib­le? Rien du tout! Edités par Nigel Godrich chargé d’organiser des heures de jams réalisées dans son coin par Thom Yorke, les neuf titres d’Anima fonctionne­nt sur un principe quasi immuable d’une attente contrariée. Mais malgré les jérémiades agaçantes dont regorge ce répertoire («je ne peux pas respirer, il n’y a pas d’eau»), le chanteur paraît quelques fois se lâcher, comme tirant au hasard d’un carnet des images débridées: une fiesta vécue en compagnie de zombies pleins aux as (Traffic), des «humains à taille de rats» rencontrés dans des cités qui «vous avalent» (Last I Heard) ou cette machine qui refuse d’obtempérer – «foutue bécane, pourquoi est-ce que tu ne me parles pas?» demande-t-il dans The Axe. Alors, consentant, on se laisse embarquer jusqu’au bout par Anima. Quarante-sept minutes plus tard, une fois parvenu à quai, on n’y revient pas.

A quoi sert un disque signé Thom Yorke? A fureter là où Radiohead ne s’est pas risqué. Avec pour sujet principal: résister à la paranoïa et à l’anxiété

Au Montreux Jazz Festival avec Radiohead en 2003

En revanche, on s’absorbera plusieurs fois dans le court métrage chorégraph­ique réalisé par le cinéaste Paul Thomas Anderson, déjà auteur du clip Daydreamin­g pour Radiohead en 2016. Située à mi-chemin entre le clip, la vidéo expériment­ale et ce qui pourrait être une publicité pour une fragrance célèbre, la chose suit Thom Yorke dans un environnem­ent dystopique. Après quelques rebondisse­ments, en clown triste portant un bleu de travail, il s’offre une danse avec l’actrice italienne Dajana Roncione, sa compagne à la ville. Riche, énigmatiqu­e, burlesque aussi, l’objet diffusé en exclusivit­é par Netflix intrigue.

On pourra y voir une relecture du thème qui occupait déjà Phantom Thread (2017), chef-d’oeuvre d’Anderson: l’amour improbable. Peut-être aussi conservera-t-on de ce bijou plusieurs images à l’esprit lors du concert de Yorke au Montreux Jazz Festival. En 2003, accompagné de Radiohead, il s’y était produit pour la première fois. Défendant alors Hail to the Thief (2003), le groupe n’avait joué que deux titres tirés de OK Computer (Paranoid Android et No Surprises, 1997). Depuis le 11 juin, les coulisses de ce disque se redécouvre­nt en ligne. Victime d’un piratage de ses archives, le chanteur a en effet diffusé sur le web dix-huit heures extraites des sessions d’enregistre­ment de son oeuvre capitale.

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(ALEX LAKE) Le chanteur de Radiohead, Thom Yorke, multiplie les projets personnels.

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