Un mythe populaire créé par des prédateurs
MÂCHOIRES! (1/8) Calibré pour le succès, le roman «Les Dents de la mer» est paru il y a quarante-cinq ans. Une année plus tard, l’oeuvre de Spielberg faisait bondir les recettes pour un film hollywoodien. Retour aux sources
Un des grands mythes populaires modernes repose sur une mauvaise conscience. Plusieurs fois, Peter Benchley, décédé en 2006, a dit que s’il avait mieux connu les requins dans sa trentaine, il n’aurait jamais écrit Les Dents de la
mer. Plus tard, il a flanqué son roman le plus connu d’une préface en forme d’excuse, plaidant pour la sauvegarde d’une espèce en danger. Pourtant, le monstre, imaginaire, était libéré, et il sévit plus que jamais.
Les Dents de la mer, le roman, est paru il y a juste quarante-cinq ans. New-Yorkais passé par le journalisme et la communication politique, Peter Benchley voulait être écrivain mais peinait à décoller. Il avait cette vague idée, née d’un fait divers du New Jersey en 1916, d’écrire sur une attaque de requin. Son éditeur l’encourage.
Les requins sentent les mouvements et les sons, les éditeurs flairent les buzz – et que dire des producteurs de cinéma?
Jusqu’au quatrième film voulu par le patron d’Universal et mari de l’actrice Lorraine Gary (le personnage d’Ellen Brody, femme du chef de la police d’Amity campé par Roy Scheider), la saga des
Dents de la mer a été structurée par des décideurs qui se sont comportés – nous métaphorisons – en prédateurs appâtés par la grasse chair des porte-monnaies des masses populaires en ces années de croissance soutenue. Doubleday, la maison d’édition, conçoit le roman comme un produit à potentiel. En plus stylisé, la couverture du livre préfigure l’affiche du premier film.
Le cauchemar de Steven Spielberg
Dès février 1974, et pour des semaines, le roman domine les ventes. Par le sang alléchés, les producteurs David Brown et Richard D. Zanuck paient, cher, les droits. L’aventure cinématographique, et cauchemardesque, commence, elle a été maintes fois racontée. Le tandem de nababs choisit Steven Spielberg après bien d’autres options. Le cinéaste de 29 ans, qui s’accroche à son précédent Duel comme à une bouée (un monstre, camion ou requin, ses méfaits, la réaction), voudra jeter l’éponge, puis s’entêtera sur un tournage qui prend l’eau tous les jours, avec des requins mécaniques qui ne marchent pas ou des aléas de météo qui ralentissent toute prise de vues.
Dans cette aventure artistico-commerciale, un point intéressant réside dans les différences finales entre le roman et le film de Spielberg. Au long du chemin, avec plusieurs scénaristes, deux éléments forts du roman sont éliminés: le fait que le maire d’Amity est piégé par des mafieux qui ont financé sa campagne, et l’aventure d’Ellen Brody avec Matt Hopper, le spécialiste des requins (Richard Dreyfuss). Cet élagage souhaité notamment par les producteurs («le héros, c’est le requin») illustre la machine à l’oeuvre, vers son but, un film à l’idée simple et efficace – on ne parlait pas encore de «high concept movie», mais c’était bien cela.
Que dire des trois suites?
A le revoir, on mesure à quel point Les
Dents de la mer, le premier, reste un chefd’oeuvre intemporel, presque parfait. La discrétion techniquement imposée du requin à l’image, des acteurs brillants, une musique de pointe par John Williams, un montage idoine: tout a convergé pour une réussite.
S’agissant des suites, égrenées au long des années 1980, les débats restent vifs. La majorité des experts considèrent le 2 comme passable et conspuent les 3 et 4. C’est une grande injustice à l’égard du troisième volet, qui expérimente la 3D en 1987 tout en posant une mise en abyme au travers d’une histoire de parc d’attractions attaqué – comme Hollywood, alors, par la TV et les jeux vidéo.
Jusqu’à son troisième chapitre, la saga des Dents de la mer captive. Elle a ouvert une ère des profondeurs toujours vibrante, dans laquelle nous plongerons chaque mercredi de l’été.