Le Temps

La biographie de Lagerfeld qui révèle la face cachée de «Kaiser Karl»

Le livre de la journalist­e Raphaëlle Bacqué sur Karl Lagerfeld a trouvé son public. Elle y raconte le mythe que le styliste allemand a construit autour de sa personnali­té ainsi que sa capacité à écarter ceux qui se trouvaient sur son passage

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DUYCK @alexandred­uyck

Au départ, Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde, avait pensé à une série d’articles. Ils étaient parus en juillet 2018 dans le quotidien français. Et puis l’idée d’aller plus loin a germé. La journalist­e a décidé d’écrire une nouvelle biographie, après celles de Jacques Chirac, de Ségolène Royal ou le savoureux portrait de Richard Descoings, feu le patron de Sciences Po Paris (Richie, 2015).

Son livre, Kaiser Karl, est paru le 5 juin. Soit trois mois et demi après la mort de son héros, Karl Lagerfeld, le 19 février, à l’âge de 85 ans. Depuis, il est en tête des ventes d’essais et de documents en France. Pas sûr que Lagerfeld aurait apprécié l’ouvrage, lui qui ne se privait pas d’intimider les journalist­es. Il faut dire que Raphaëlle Bacqué n’épargne pas Karl Lagerfeld. Elle raconte le mythe qu’il a construit autour de sa personnali­té. Comment, gêné aux entournure­s par sa nationalit­é allemande et les compromiss­ions de son père avec le régime nazi, il s’est longtemps fait passer pour Suédois. Comment il a caché son âge. Comment la relation ambiguë avec sa mère le construisi­t. Comment il séduisit puis jeta les gens «à la poubelle», ruinant des carrières.

Mais elle décrit aussi un homme attachant, fantasque, immensémen­t riche, mais au fond incapable de profiter de la vie, amoureux sans sexualité, et seul, si seul. Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage, captivant même pour qui ne se passionner­ait pas pour la haute couture, débute par cette citation de Karl Lagerfeld, l’homme qui refusait de vieillir et de mourir: «Un jour, quand je serai vieux, j’aurai donc rétréci, je vivrai avec le canapé, les bergères, la table sur laquelle j’écrivais et dessinais… Et je dormirai dans mon lit d’enfant.» Comment est né ce livre? Karl Lagerfeld m’a d’abord accordé un entretien, en décembre 2017 à Hambourg, pour Le Monde. Il est arrivé comme toujours deux heures en retard, il s’est montré charmant, courtois, sauf quand j’ai abordé des thèmes dont il ne voulait pas parler. Là, il s’est tout de suite montré bien plus autoritair­e. Ce qui a aussi été frappant, c’est qu’il a enlevé ses fameuses lunettes noires, comme s’il voulait me livrer sa vérité du fond des yeux.

Le livre est paru en juin dernier, moins de quatre mois après la mort de Karl Lagerfeld. On sait qu’il avait voulu censurer des ouvrages le concernant. La parution de votre enquête aurait-elle été possible de son vivant? Quand j’ai décidé d’écrire un livre, à la suite de mes articles dans Le Monde, j’étais évidemment loin de m’imaginer qu’il décéderait avant la parution! Je crois qu’il n’aurait rien empêché, tout comme il n’a rien empêché pour Le Monde. Les intimidati­ons dont vous parlez dataient d’il y a dix ou quinze ans; entretemps, il avait vieilli. Vous dites toutefois que sa mort a facilité votre travail d’enquête… Oui. Des personnes ont refusé de me rencontrer de son vivant, puis ont dit oui quand je les ai relancées, une fois Karl Lagerfeld décédé.

Qui par exemple? Je pense notamment à Inès de la Fressange, qui m’avait d’abord répondu: «Je ne vous dirais que des banalités», avant de finalement se confier longuement après sa mort. C’est révélateur: bien qu’elle soit très puissante elle-même, il lui était difficile de se fâcher avec lui. Si Karl Lagerfeld vous poursuivai­t de sa vindicte, celle-ci pouvait être mortelle. Des personnes qu’il a chassées de chez Chanel et qui y exerçaient pourtant de hautes responsabi­lités n’ont plus jamais retrouvé de poste important, nulle part. Il avait un pied chez Chanel, un autre chez LVMH, il était l’ami des plus grandes directrice­s des journaux internatio­naux de mode, Bernard Arnault en parlait comme d’un ami avec beaucoup d’émotion…

Vous décrivez un patron ambigu, qui couvre de fleurs ses salariées, discute avec les ouvrières, mais peut aussi s’avérer odieux… Il était les deux. Moi-même, tout au long de mon écriture, j’ai oscillé entre différents sentiments. Je l’ai aimé, je l’ai détesté; je l’ai trouvé admirable, puis tout à fait dispensabl­e… C’était quelqu’un d’adorable, d’une grande générosité, couvrant il est vrai de cadeaux ses collaborat­rices. Il était adoré des ouvrières de Chanel. Il écrivait beaucoup, beaucoup de personnes m’ont montré les petits mots ou les dessins qu’il avait écrits ou croqués pour elles. Il pouvait être vraiment très aimable. Mais si vous faisiez preuve d’une trop grande volonté d’autonomie vis-à-vis de lui, s’il estimait que vous aviez trahi sa confiance, il se montrait autoritair­e et brutal comme un empereur peut le faire avec ses courtisans. Il n’était pas surnommé le Kaiser pour rien. Il pouvait alors se montrer terrible, il pouvait briser votre carrière. Je ne sais pas s’il fallait alors parler de sadisme. Je dirais plutôt que c’était sa façon à lui de montrer son autorité.

Qu’est-ce qui a fait qu’à un moment le fils de la bourgeoisi­e allemande débarqué tout jeune à Paris est devenu aussi célèbre? Comment Karl est-il devenu Lagerfeld? Je dirais d’abord par le travail. C’était un bourreau de travail qui imposait un rythme fou à ceux qui travaillai­ent à ses côtés. Il possédait aussi un sens des relations humaines inné, c’était un génie de la séduction pour parvenir à ses fins, à savoir détenir le pouvoir. La façon dont il a séduit non seulement Bernard Arnault mais aussi toute la famille Arnault, c’est un chef-d’oeuvre! Bernard Arnault, qui est quelqu’un qui n’a pas énormément d’amis, que l’on décrit souvent comme un monstre froid, m’en a parlé avec beaucoup d’émotion. Alors que je suis à peu près certaine que tous deux s’estimaient au-dessus de l’autre. C’est la même chose avec les frères Wertheimer, les propriétai­res de Chanel. Quand ils l’ont recruté au début des années 1980, cela n’aurait pu n’être qu’un coup d’essai. Ils auraient très bien pu se lasser très vite de lui. Mais non, il les a bluffés, séduits, il est entré dans leur intimité et s’est rendu indispensa­ble.

Et pourtant, quelle est la part de génie de Lagerfeld en tant que couturier? Lui que vous décrivez obsédé par sa concurrenc­e avec Yves Saint Laurent, qu’a-t-il inventé? Il n’a rien inventé à proprement parler. Il a toujours ré-interprété, avec beaucoup de talent, ce qui existait déjà. C’était d’abord un vrai industriel, un homme doté du sens du marketing, sachant à l’avance ce qui marcherait et ce qui ne marcherait pas. Il avait cet art en lui. Luimême le savait. Bien sûr, il aurait préféré qu’on le considère d’abord comme un artiste. Il a été meurtri d’être toute sa vie comparé à Yves Saint Laurent, le petit prince de la mode, reconnu très vite comme un génie. Mais au fond, il s’en est accoutumé. Il en a joué, il a même revendiqué cette différence. Mais il restera davantage comme un personnage, plutôt que comme un créateur.

Vous décrivez au final un homme très seul, puissant mais qui dit: «De toute façon, je ne serai jamais heureux…» Oui, c’est exactement cela. Il était puissant mais très seul. C’est un destin solitaire qui, sans doute, ne nous fait envie ni à vous ni à moi. Mais Karl Lagerfeld a construit la vie qu’il a voulue. Il a écrit sa légende, il a accompli son destin. Je suis frappée par la capacité qu’il aura eue, jusqu’au bout, à maîtriser sa vie.

«Des personnes qu’il a chassées de chez Chanel n’ont plus jamais retrouvé de poste important, nulle part»

«Kaiser Karl», de Raphaëlle Bacqué, Editions Albin Michel, 256 p.

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 ?? (PASCAL LE SEGRETAIN/ GETTY IMAGES) ?? «Karl Lagerfeld a été meurtri d’être toute sa vie comparé à Yves Saint Laurent, le petit prince de la mode, reconnu très vite comme un génie», affirme la journalist­e Raphaëlle Bacqué.
(PASCAL LE SEGRETAIN/ GETTY IMAGES) «Karl Lagerfeld a été meurtri d’être toute sa vie comparé à Yves Saint Laurent, le petit prince de la mode, reconnu très vite comme un génie», affirme la journalist­e Raphaëlle Bacqué.
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RAPHAËLLE BACQUÉ JOURNALIST­E

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