Migrations helvétiques
Au XIXe siècle, des milliers d’Helvètes, migrants économiques, ont quitté leur pays pour l’outre-mer. Mais la Confédération n’a jamais activement participé à l’entreprise impérialiste européenne
Fuyant la pauvreté qui sévit dans les campagnes helvétiques ou motivés par l’espoir de faire fortune, des milliers de Suisses ont quitté leur pays au XIXe siècle pour émigrer vers les Amériques. Eclairage historique.
«Encore des pauvres de Suisse – une cargaison en route»: le New York Times du vendredi 30 mars 1855 évoque clairement la situation de la population rurale de l'époque. Le texte, signé du consul des Etats-Unis en Suisse, prévient les autorités portuaires newyorkaises: la commune argovienne de Niederwil (aujourd'hui Rothrist) «a envoyé 320 de ses plus pauvres habitants aux Etats-Unis». Appelant à la vigilance, il s'émeut de l'arrivée imminente de ces émigrants, qui «ne sont certainement pas une addition très désirable à notre population». Finalement, New York n'aura pas à se soucier de ces indésirables boat people. Les 293 rescapés d'une traversée de quarante-six jours dans les entreponts d'un trois-mâts voguent vers La Nouvelle-Orléans. Mais la ville leur interdit de débarquer, et ils sont finalement transférés en vapeur à Saint-Louis, sur le Mississippi. Ensuite, la trace de leurs destins se perd.
Au XIXe siècle, dans les campagnes suisses, vit une population souvent très pauvre. «Notamment en raison de l'industrialisation, du développement du chemin de fer et de l'ouverture du commerce, les producteurs suisses souffrent, surtout dans les montagnes», précise l'historien Marc Perrenoud, qui a rédigé de nombreux articles, entre autres pour le Dictionnaire historique de la Suisse. «Parfois, les communes d'origine tentent d'encourager ces migrations, pour se décharger des indigents à leur charge.»
Mis à part 1816, restée dans les annales comme «l'année sans été», où une grave famine occasionne un pic de départs, la majeure partie de cette émigration se déroule dans la seconde moitié du siècle. «La Suisse est l'un des pays en Europe dont la population a le plus émigré au XIXe», indique Marc Perrenoud. Quelque 400000 Suisses ont ainsi quitté le pays pour l'outre-mer, en majorité pour l'Amérique du Nord. «Cette émigration a continué d'augmenter jusqu'à la Première Guerre mondiale, mais elle s'est aussi accompagnée d'une forte croissance de l'immigration, notamment d'ouvriers. A partir des années 1890, le solde migratoire devient même positif», ajoute l'historien.
La position des autorités face à cet exode est variable. Chaque canton était alors responsable de sa population, surtout avant la Constitution fédérale de 1848, lorsque la Suisse n'était qu'un conglomérat de cantons souverains, euxmêmes composés de communes aux intérêts parfois divergents. Dans le cas des plus de 300 habitants de Niederwil, le canton d'Argovie s'insurge par exemple que les autorités communales aient subventionné le départ de près de 10% de sa population «malgré ses avertissements».
Outre le paupérisme, une autre raison d'émigrer émerge, chez des gens pas forcément sans emploi ou désargentés, dans la seconde moitié du XIXe siècle: l'espoir de faire fortune. «Il ne faut pas négliger le rôle de la propagande, qui faisait miroiter des lendemains merveilleux, une facilité d'accès à la terre», commente l'historienne Béatrice Veyrassat, autrice d'une très complète Histoire de la Suisse et des Suisses dans la marche du monde. Notamment dans le cas du Brésil, certaines agences d'émigration suisses, qui font paraître des publicités dans les journaux, ne tiennent pas du tout leurs promesses.
En 1856, la Gazette de Lausanne dénonce par exemple la «conduite inqualifiable» d'agents d'émigration qui, «au mépris de conventions conclues, ont déposé à Rio des émigrants suisses et les ont abandonnés sans ressources à leur sort». Le phénomène est jugé assez inquiétant pour que la Confédération se dote en 1880 d'une loi lui donnant davantage de contrôle sur ces entreprises.
Des ambitions coloniales?
Parallèlement à ces déplacements de masse organisés, se développe aussi une émigration individuelle, Plus modeste en nombre, mais qui joue un rôle important. Certaines personnes, parties comme simples colons, connaissent l'aisance. C'est le cas d'Albert Gallatin, né en 1761 à Genève, qui émigre en 1780 en Amérique du Nord dans ce qui est encore une colonie britannique. Devenu Américain, il est élu à la Chambre des représentants en 1795, année où il fonde New Geneva en Pennsylvanie. Il sera ensuite secrétaire du Trésor sous la présidence de son ami Thomas Jefferson, puis ambassadeur auprès de plusieurs gouvernements en Europe.
Mais les Suisses de l'étranger ne sont pas tous des self-made-men. Une élite, formée de négociants, de financiers et de banquiers suisses, s'installe et s'impose un peu partout dans le monde «grâce à son pragmatisme, son cosmopolitisme, mais aussi à sa facilité d'accès au crédit, explique Béatrice Veyrassat. Depuis les années 1980, la Suisse – quelques-uns de ses historiens et historiennes – s'est découvert un passé colonial: des ressortissants de divers cantons tiraient des profits importants en participant à la traite atlantique, en employant des esclaves dans leurs propriétés ou en s'intégrant avec flexibilité dans des sociétés colonisées par les puissances impériales, explique-t-elle, mais l'Etat fédéral s'est toujours tenu à l'écart et n'a jamais eu de stratégie de conquête territoriale.»
Selon l'historienne, il est donc contestable de parler d'un impérialisme helvétique au XIXe siècle, comme l'avancent certains de ses confrères. Au contraire, au moment du déchaînement impérialiste, lors du partage de l'Afrique dans la seconde moitié du XIXe, «la Suisse reste en retrait, ajoute Béatrice Veyrassat. participe en revanche activement à la mise en place d'un nouvel ordre international fondé sur la création d'organisations institutions interétatiques de collaboration, et en retirera au final un bénéfice symbolique.»
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Histoire de la Suisse et des Suisses dans la marche du monde (XVIIe siècle - Première Guerre mondiale), Béatrice Veyrassat. Editions Livreo-Alphil, 2018.
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