Un passage clé qui vaut des milliards
Nous avons traqué les pétroliers qui naviguent dans le détroit d’Ormuz depuis 2013. En cas de blocage, les pays occidentaux devraient échapper aux queues dans les stations-services, mais pas à l’explosion du prix à la pompe
Le brut va-t-il flamber dans le détroit d’Ormuz? C’est la question à plusieurs milliards de dollars pour l’ensemble du monde pétrolier; des extracteurs aux conducteurs en passant par les négociants ou les pompistes. «Le détroit d’Ormuz est une poudrière», s’alarme Jean-François Lambert. Pour ce consultant spécialisé dans le négoce de matières premières, la situation s’aggrave de jour en jour: «Le monde est dans le déni, mais tous ces gens «raisonnables» pourraient être surpris. La guerre est un engrenage.»
C’est en effet par cette bande d’eau entre l’Iran et les Emirats arabes unis, parfois distants de moins de 40 kilomètres, que transite jusqu’à un cinquième de la consommation mondiale. Soit quelque 21 millions de barils de brut par jour.
Le Temps a demandé au cabinet d’analyse londonien VesselsValue de traquer les tankers de brut et de produits raffinés passant par le golfe Persique depuis janvier 2013. Il ressort des données que le détroit représente actuellement 25% de la demande mondiale en pétroliers (ou un tiers selon d’autres estimations). Une part en diminution continue depuis 2016.
L’OPEP a les pieds dans l’eau
Il faut dire que les pays du golfe Persique ont été passablement mis à contribution par l’OPEP dans ses efforts pour faire remonter les cours mondiaux. Ils sont conjointement passés à moins de 30 millions de barils par jour, la plus faible production depuis 2014.
L’Arabie saoudite fait partie des pays qui a le plus limité sa production, mais le détroit d’Ormuz reste stratégique pour qu’elle puisse sortir son pétrole. Le pipeline qui lui permet de sortir un tiers de sa production par l’ouest a, lui, récemment été frappé par une attaque de drones, revendiquée par les rebelles houthistes au Yémen. L’Irak a aussi la possibilité d’écouler une partie de sa production au nord, mais la route reste tributaire de ses relations avec la région autonome du Kurdistan. Pour le Koweït et les Emirats arabes unis, le passage maritime est absolument incontournable.
En Chine, la panique dans les stations-services
Alors, le cours du brut pourrait-il monter à 150 ou 200 dollars si ces pays ne pouvaient brusquement plus exporter aucun baril? «Le monde souffrirait de la montée des prix, mais c’est en Chine que se formeraient les queues devant les stations-services», assure Kamel Mohab, patron du courtier Magma Oil.
Trois quarts des tankers du détroit d’Ormuz se dirigent désormais vers l’Orient. Selon les données fournies par VesselsValue, il s’agit de la Chine – dont la part de marché n’a cessé de s’accroître –, du Japon, de la Corée du Sud, de l’Inde et de Singapour. Hormis ce dernier pays, la liste correspond à celle des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, exemptés dans un premier temps de sanctions pétrolières par Washington.
Les Etats-Unis viennent seulement en cinquième position dans la liste d’achats d’hydrocarbures de la région, avec actuellement un peu plus d’un million de barils par jour, «principalement saoudiens, pour des raisons politiques», pointe Kamel Mohab.
«Les Etats-Unis sont quasiment indépendants, poursuit l’ancien trader. Si vous ajoutez les productions mexicaine et canadienne dans l’équation, ils n’ont plus besoin du Moyen-Orient.» Une tendance corroborée par l’analyse des mouvements des tankers. Le volume du pétrole à destination des Etats-Unis a diminué de manière quasiment ininterrompue depuis juillet 2016, date du redémarrage de la production de pétrole de schiste. Après avoir interdit la vente de leur pétrole pendant des décennies, les Etats-Unis sont même devenus exportateurs nets en décembre dernier.
«Mettre l’Iran à zéro»
«Les intérêts américains sont moins exposés aux risques venant du MoyenOrient. Ce qui rend, par la même occasion, les hommes politiques de la région moins exposés aux pressions commerciales», nuance Court Smith, analyste chez VesselsValue. Autrement dit, on ne se tient plus par la barbichette pétrolière entre Washington et les pays du Golfe.
C’est précisément ce qui inquiète Jean-François Lambert: «La nature du conflit est géopolitique, pas commerciale. Cela n’a rien à voir non plus avec le type de disruption technique que l’on a eu sur l’oléoduc russe Droujba. Une guerre, ce serait la panique totale sur les marchés.»
En somme, si Donald Trump maintient la pression, c’est aussi parce qu’il a engagé la puissance américaine dans sa promesse de «mettre l’Iran à zéro» en ce qui concerne les exportations pétrolières. Une très mauvaise idée, selon Kamel Mohab. «Les Iraniens n’auraient alors plus rien à perdre. En cas de blocage du détroit, ils n’ont aucune alternative pour écouler leur production.»
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