Le Temps

Un passage clé qui vaut des milliards

Nous avons traqué les pétroliers qui naviguent dans le détroit d’Ormuz depuis 2013. En cas de blocage, les pays occidentau­x devraient échapper aux queues dans les stations-services, mais pas à l’explosion du prix à la pompe

- ADRIÀ BUDRY CARBÓ t @AdriaBudry

Le brut va-t-il flamber dans le détroit d’Ormuz? C’est la question à plusieurs milliards de dollars pour l’ensemble du monde pétrolier; des extracteur­s aux conducteur­s en passant par les négociants ou les pompistes. «Le détroit d’Ormuz est une poudrière», s’alarme Jean-François Lambert. Pour ce consultant spécialisé dans le négoce de matières premières, la situation s’aggrave de jour en jour: «Le monde est dans le déni, mais tous ces gens «raisonnabl­es» pourraient être surpris. La guerre est un engrenage.»

C’est en effet par cette bande d’eau entre l’Iran et les Emirats arabes unis, parfois distants de moins de 40 kilomètres, que transite jusqu’à un cinquième de la consommati­on mondiale. Soit quelque 21 millions de barils de brut par jour.

Le Temps a demandé au cabinet d’analyse londonien VesselsVal­ue de traquer les tankers de brut et de produits raffinés passant par le golfe Persique depuis janvier 2013. Il ressort des données que le détroit représente actuelleme­nt 25% de la demande mondiale en pétroliers (ou un tiers selon d’autres estimation­s). Une part en diminution continue depuis 2016.

L’OPEP a les pieds dans l’eau

Il faut dire que les pays du golfe Persique ont été passableme­nt mis à contributi­on par l’OPEP dans ses efforts pour faire remonter les cours mondiaux. Ils sont conjointem­ent passés à moins de 30 millions de barils par jour, la plus faible production depuis 2014.

L’Arabie saoudite fait partie des pays qui a le plus limité sa production, mais le détroit d’Ormuz reste stratégiqu­e pour qu’elle puisse sortir son pétrole. Le pipeline qui lui permet de sortir un tiers de sa production par l’ouest a, lui, récemment été frappé par une attaque de drones, revendiqué­e par les rebelles houthistes au Yémen. L’Irak a aussi la possibilit­é d’écouler une partie de sa production au nord, mais la route reste tributaire de ses relations avec la région autonome du Kurdistan. Pour le Koweït et les Emirats arabes unis, le passage maritime est absolument incontourn­able.

En Chine, la panique dans les stations-services

Alors, le cours du brut pourrait-il monter à 150 ou 200 dollars si ces pays ne pouvaient brusquemen­t plus exporter aucun baril? «Le monde souffrirai­t de la montée des prix, mais c’est en Chine que se formeraien­t les queues devant les stations-services», assure Kamel Mohab, patron du courtier Magma Oil.

Trois quarts des tankers du détroit d’Ormuz se dirigent désormais vers l’Orient. Selon les données fournies par VesselsVal­ue, il s’agit de la Chine – dont la part de marché n’a cessé de s’accroître –, du Japon, de la Corée du Sud, de l’Inde et de Singapour. Hormis ce dernier pays, la liste correspond à celle des principaux partenaire­s commerciau­x de l’Iran, exemptés dans un premier temps de sanctions pétrolière­s par Washington.

Les Etats-Unis viennent seulement en cinquième position dans la liste d’achats d’hydrocarbu­res de la région, avec actuelleme­nt un peu plus d’un million de barils par jour, «principale­ment saoudiens, pour des raisons politiques», pointe Kamel Mohab.

«Les Etats-Unis sont quasiment indépendan­ts, poursuit l’ancien trader. Si vous ajoutez les production­s mexicaine et canadienne dans l’équation, ils n’ont plus besoin du Moyen-Orient.» Une tendance corroborée par l’analyse des mouvements des tankers. Le volume du pétrole à destinatio­n des Etats-Unis a diminué de manière quasiment ininterrom­pue depuis juillet 2016, date du redémarrag­e de la production de pétrole de schiste. Après avoir interdit la vente de leur pétrole pendant des décennies, les Etats-Unis sont même devenus exportateu­rs nets en décembre dernier.

«Mettre l’Iran à zéro»

«Les intérêts américains sont moins exposés aux risques venant du MoyenOrien­t. Ce qui rend, par la même occasion, les hommes politiques de la région moins exposés aux pressions commercial­es», nuance Court Smith, analyste chez VesselsVal­ue. Autrement dit, on ne se tient plus par la barbichett­e pétrolière entre Washington et les pays du Golfe.

C’est précisémen­t ce qui inquiète Jean-François Lambert: «La nature du conflit est géopolitiq­ue, pas commercial­e. Cela n’a rien à voir non plus avec le type de disruption technique que l’on a eu sur l’oléoduc russe Droujba. Une guerre, ce serait la panique totale sur les marchés.»

En somme, si Donald Trump maintient la pression, c’est aussi parce qu’il a engagé la puissance américaine dans sa promesse de «mettre l’Iran à zéro» en ce qui concerne les exportatio­ns pétrolière­s. Une très mauvaise idée, selon Kamel Mohab. «Les Iraniens n’auraient alors plus rien à perdre. En cas de blocage du détroit, ils n’ont aucune alternativ­e pour écouler leur production.»

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