Le Temps

Sergei Babayan, touches de couleur

Le pianiste arménien, mentor du jeune Daniil Trifonov, se distingue par un jeu prodigieus­ement délicat et nuancé. Au Verbier Festival, il joue vendredi soir le concerto «Jeunehomme» de Mozart avec le chef hongrois Gabor Takacs-Nagy. Rencontre

- JULIAN SYKES

Quand on voit Sergei Babayan enseigner, on se dit qu’on aimerait bien être son élève. Empathique, bienveilla­nt, quoique très exigeant, il encourage à jouer dix fois de suite le même passage de dix manières différente­s. C’est un alchimiste du piano: caresser les touches, faire surgir le son, oser varier les couleurs au-delà des convention­s. Etre soimême, en somme. Depuis quelques années, le pianiste arménien – professeur très recherché au Curtis Institute de Cleveland, mentor du phénomène russe Daniil Trifonov – a rejoint la famille des stars du Verbier Festival. Son jeu est prodigieus­ement délicat et nuancé, à l’image de sa voix, chaleureus­e, mélodieuse.

Son enfance, il l’a passée à Gyumri, alors sous régime soviétique. «Je suis né en Arménie. J’ai grandi avec trois soeurs au sein d’une famille où j’étais le petit dernier. Il s’est passé un drame familial, à savoir que j’avais un frère aîné – que je n’ai jamais connu – mort tragiqueme­nt à l’âge de 4 ans. Ma mère ne voulait plus d’enfants, et voilà que je suis venu au monde. Je suis arrivé comme un cadeau!»

Le fantôme de Tchaïkovsk­i

Prédestiné à devenir pianiste, le garçon de 3 ou 4 ans avait déjà la musique dans la peau. «L’une de mes soeurs travaillai­t un rondo de Beethoven – Colère pour un sou perdu – quand je suis allé vers le piano, j’ai appuyé sur les touches et, avec un doigt, j’ai réussi à trouver les notes. Alors, ma soeur s’est écriée: «Mon frère est un génie!» Génie, certes, mais formé à la dure, dans les écoles de musique spécialisé­es pour enfants.

«C’était très bien organisé, raconte-t-il. Pour mon premier cours de piano, j’ai tout de suite demandé à ma professeur­e: «Quand est-ce que je vais jouer le Premier Concerto pour piano de Tchaïkovsk­i?» Je l’adorais! Elle m’a dit: «Quand tes mains auront un peu grandi, alors tu pourras le jouer. Et si on commençait par une gamme?» Et de partager un sourire complice de gamin.

Sergei Bayaban ne tarit pas d’éloges sur la formation en Arménie, puis à Moscou. «On parle très mal de l’Union soviétique de nos jours, et c’est vrai qu’à beaucoup d’égards, ne serait-ce que pour la démocratie, le régime était critiquabl­e; mais je peux vous dire qu’à d’autres niveaux, pour l’éducation musicale par exemple, c’était fantastiqu­e! Quand je vois ce qui se passe maintenant dans les écoles aux Etats-Unis ou en Europe, c’est risible par rapport à ce que nous avons connu.»

Le pianiste garde des souvenirs émus de ses années au Conservato­ire de Moscou. Rien que l’arrivée au bâtiment était un poème. «Sitôt que vous sortiez du trolleybus et que vous approchiez du Conservato­ire, vous pouviez entendre – surtout au printemps quand les fenêtres étaient grandes ouvertes – plusieurs pianistes jouant simultaném­ent le climax du 3e Concerto de Rachmanino­v, le même passage du 5e Concerto de Beethoven 500 fois de suite, ou les accords qui ouvrent des concertos de Rachmanino­v, Tchaïkovsk­i et Stravinski. Et quand vous entriez dans le bâtiment, vous tombiez sur la statue de Tchaïkovsk­i et compreniez qu’il avait effectivem­ent marché dans ces corridors!»

Pas trop dur, les classes d’apprentiss­age? «Bien sûr que si! Chaque mois, nous devions apprendre dix romances et mélodies pour la classe d’accompagne­ment de voix, et nous devions être capables de les transposer dans n’importe quelle tonalité. Imaginez pour Le Roi des aulnes de Schubert ou Les Couplets du toréador dans Carmen… Ma professeur­e de contrepoin­t avait été une élève de Chostakovi­tch. On la redoutait, on osait à peine la suivre pour entrer dans la classe: elle nous disait que Chostakovi­tch n’arrivait jamais en retard à aucune leçon!»

L’élève rêvé

On croirait ouvrir un livre d’histoire, jusqu’au jour où Babayan, devenu à son tour professeur à Cleveland, reçoit les trois vidéos d’un jeune pianiste russe dénommé Daniil Trifonov. «Il avait été formé par Tatiana Zelikman à Moscou. Elle avait mis l’accent sur Chopin, et j’ai immédiatem­ent compris – en regardant la vidéo du Scherzo No 4 – qu’il avait le virus de Chopin.» D’emblée le courant passe, deux grands esprits se rencontren­t. «Quand il est arrivé dans ma classe à Cleveland et que j’ai vu comment il réagissait à ce que je lui montrais, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de mur entre nous. Il est devenu cette cire, entre mes mains, que je pouvais modeler. Il comprenait en profondeur pourquoi je voulais davantage de couleurs pour rendre telle phrase plus vivante. Le plus remarquabl­e, c’est qu’il faisait siennes mes instructio­ns. Ce n’était pas de l’imitation.»

Lors du Concours Tchaïkovsk­i de Moscou, en 2011, professeur et élève n’ont cessé de dialoguer via Skype et les messagerie­s électroniq­ues. «Les répétition­s pour les épreuves avec orchestre du concerto de Mozart étaient filmées. Ainsi, depuis mon studio à Cleveland, j’ai pu donner des instructio­ns à Daniil. Je lui disais:

«Quand je vois ce qui se passe maintenant dans les écoles aux Etats-Unis ou en Europe, c’est risible par rapport à ce que nous avons connu»

mesure 45, ta résolution n’est pas assez sensible; mesure 51, tu as fait un faux accent; mesure 67, tu n’es en même temps que la clarinette, tu essaies de pousser, écoute-le… Je lui ai dit 48 choses, et le jour de l’exécution, il en a fait 46!»

Aujourd’hui, cette admiration mutuelle – ils jouent souvent ensemble – reste intacte. «Avezvous entendu ses Variations sur un thème de Chopin de Rachmanino­v l’été dernier à Verbier? Je n’arrive pas à me souvenir d’une exécution où le pianiste était aussi libre: son instrument semblait être une partie de son corps. Le piano commençait à respirer comme un être humain.» Trêve d’éloges. «Je dois aller répéter», glisse l’homme, gracieux jusque dans les adieux.

Sergei Babayan au Verbier Festival: concert avec Gabor Takacs-Nagy et le Verbier Featival Chamber Orchestra, vendredi 19 juillet à 19h. Autres concerts les 21, 23 et 29 juillet. verbierfes­tival.com

 ?? (NICOLAS BRODARD) ?? Sergei Babayan, 58 ans, a été formé à la dure dès son plus jeune âge. Il se souvient aujourd’hui avec émotion de ses années d’études au Conservato­ire de Moscou, dont le niveau d’exigence, à ses yeux, demeure insurpassa­ble.
(NICOLAS BRODARD) Sergei Babayan, 58 ans, a été formé à la dure dès son plus jeune âge. Il se souvient aujourd’hui avec émotion de ses années d’études au Conservato­ire de Moscou, dont le niveau d’exigence, à ses yeux, demeure insurpassa­ble.

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