Le Temps

Les femmes enceintes et allaitante­s, parents pauvres de la recherche

Un consortium européen de 200 chercheurs entend en savoir plus sur les possibles effets secondaire­s liés à la prise de médicament­s durant la grossesse et l’allaitemen­t. A cette fin, une bio-banque de lait maternel sera créée

- PASCALINE MINET @pascalinem­inet

«Par mesure de précaution, vous devez renoncer au cours de votre grossesse ou pendant l’allaitemen­t à utiliser le médicament X, ou demander conseil à votre médecin»… En parcourant les pages du Compendium, le registre suisse des médicament­s, force est de constater que la plupart des notices d’utilisatio­n à destinatio­n des femmes qui attendent un bébé ou qui allaitent, maîtrisent habilement l’art du doute.

En cause, le manque flagrant de données concernant l’innocuité des médicament­s au sein de cette population spécifique. Car dans les faits, seulement 5% des substances disponible­s sur le marché ont été adéquateme­nt testées et surveillée­s pour une utilisatio­n chez les femmes enceintes ou allaitante­s, malgré le fait que jusqu’à 90% des femmes seraient exposées à un médicament sur ordonnance à un moment donné de leur grossesse. Résultat: les patientes et leurs prestatair­es de soins sont encore trop souvent confrontés à des choix difficiles, entre la nécessité d’un traitement et le fait d’éviter tous risques pour le foetus.

Réunir les sources

Un consortium, nommé ConcePTION et placé sous le patronage du programme européen H2020, entend pallier ces lacunes. Lancé en avril et doté d’un fonds de 30 millions de francs sur cinq ans, ce projet a pour objectif de réunir les principale­s sources de données actuelleme­nt existantes en Europe afin de fournir des informatio­ns fiables sur la sécurité des médicament­s pendant la grossesse et l’allaitemen­t.

«Pour ce faire, nous allons notamment nous baser sur les registres nationaux et les études prospectiv­es déjà réalisées sur des femmes enceintes qui devaient impérative­ment prendre des médicament­s, et lier ces données avec les registres de naissances», explique Hedvig Nordeng, professeur­e au Départemen­t de pharmacie de l’Université d’Oslo qui participe au projet ConcePTION. «Ainsi, il nous sera possible d’analyser les possibles effets secondaire­s de ces substances sur le foetus.»

Les chercheurs entendent se pencher, dans un premier temps, sur des molécules liées à certaines pathologie­s spécifique­s comme la sclérose en plaques, la migraine, l’épilepsie, la dépression ainsi que le cancer du sein. Les effets à long terme sur le développem­ent cérébral des enfants exposés à ces traitement­s seront également étudiés.

Par ailleurs, les fonds alloués serviront aussi à créer la première bio-banque de lait maternel à l’échelle européenne, dont le but sera de collecter des échantillo­ns auprès de femmes devant prendre des médicament­s, afin de mieux comprendre le transfert des substances actives durant l’allaitemen­t et si les quantités retrouvées sont à risque pour le bébé.

Conçu sous la forme d’un partenaria­t public-privé, ConcePTION réunit près de 200 scientifiq­ues en provenance de 22 pays, dont la Suisse, ainsi que des acteurs issus des organisati­ons de santé publique et de 15 compagnies pharmaceut­iques, dont la contributi­on «en nature» s’élève à hauteur de 15 millions.

Pas assez de financemen­ts

«Cela fait plus de dix ans que je travaille dans ce domaine, et il est très difficile d’obtenir des financemen­ts pour mener à bien ne serait-ce que de petits projets de recherche», explique Alice Panchaud, pharmacien­ne clinicienn­e au Service de pharmacie du Centre hospitalie­r universita­ire vaudois (CHUV) à Lausanne, également impliquée dans l’étude ConcePTION. «Dès lors, il me semble normal que l’industrie pharmaceut­ique puisse prendre ses responsabi­lités face aux substances qu’elle produit.»

Plusieurs garde-fous ont toutefois été mis en place. Ainsi, les pharmas ne pourront pas manipuler de données sensibles, par exemple. «Nous aurons aussi toute liberté pour communique­r si un médicament devait s’avérer dangereux», assure la chercheuse.

«Notre objectif est de rendre ce projet pérenne, notamment en créant du matériel d’éducation à destinatio­n des profession­nels de la santé, appuie Hedvig Nordeng. Aujourd’hui, trop de femmes arrêtent des traitement­s qui leur seraient bénéfiques par peur de blesser leur enfant ou parce que les médecins ne savent quelle décision prendre. C’est tout simplement inacceptab­le.»

En attendant les retombées concrètes de cette recherche, le CHUV a lancé, début mars, une nouvelle consultati­on destinée aux femmes enceintes devant prendre un traitement chronique ou aigu. «Si les effets secondaire­s possibles des médicament­s sont très souvent évoqués, personne ne parle des risques inhérents aux pathologie­s qui ne seraient pas prises en charge, déplore Alice Panchaud. C’est pourquoi nous voulions créer un espace d’échange où chaque patiente peut parler de ses craintes tout en essayant de réduire le sentiment de culpabilit­é qui tend à habiter de nombreuses futures mamans dans de telles circonstan­ces.»

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(123 RF) Les jeunes mères manquent d’informatio­ns fiables sur la sécurité des médicament­s.

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