Le Temps

VOUS ET NOUS

Les personnes interviewé­es pour un article veulent de plus en plus souvent pouvoir se relire – et se corriger. Une pratique qui pose parfois des problèmes

- CATHERINE FRAMMERY @cframmery

Hyperlien: pas de vacances pour la relecture des citations

C’est un des sujets les plus épineux de la presse: les personnes interviewé­es pour un article doivent-elles pouvoir relire, voire corriger leurs citations? Jusqu’où un journalist­e peut-il faire des compromis, en cas de désaccord? Le lecteur doit-il être informé si des articles ont été modifiés à la suite de demandes? Ce sujet grave mérite de s’y attarder même en plein coeur de l’été, tant les demandes de relecture concernent désormais toutes sortes de sujets. Notre récent reportage au Palais fédéral, notre suivi de l’affaire Vincent Lambert vue de Suisse, certains de nos portraits ont récemment fait l’objet de demandes de relecture, et de suggestion­s de modificati­ons plus ou moins conséquent­es. Toutes les rubriques sont concernées.

Les esprits constructi­fs feront remarquer qu’il s’agit d’un effet collatéral de l’importance de la presse: elle conserve son rôle de référence, il convient donc que ce qu’elle publie soit juste, encore plus à l’ère d’internet qui n’oublie jamais rien. «Verba volant, scripta manent…» Les esprits plus réalistes soulignero­nt, eux, que cette tendance correspond à une volonté toujours plus grande pour les acteurs politiques ou économique­s de contrôler leur image, et ce qu’on dit d’eux.

La Déclaratio­n des devoirs des journalist­es du Conseil suisse de la presse prévoit deux cas de figure.

– Pour les interviews, «elles doivent en principe être soumises aux personnes interviewé­es pour correction­s et autorisati­on». Et le texte précise: «Mais ces derniers ne peuvent apporter des correction­s qui dévient totalement de la conversati­on menée. Ils ne peuvent biffer des questions, ni en inventer de nouvelles.» On notera le «en principe», qui sous-entend que la réalité peut être différente.

– Pour les entretiens aux fins d’enquête (quand des propos sont cités dans le cadre d’un article plus vaste, qui fait intervenir plusieurs interlocut­eurs), la Déclaratio­n prévoit que «les citations retenues doivent être soumises à autorisati­on, sauf si l’interlocut­eur y a explicitem­ent renoncé. De plus, la personne interrogée doit être rendue attentive à l’utilisatio­n qui peut être faite de ces entretiens, de manière à ce qu’elle puisse demander la relecture de ses citations en toute connaissan­ce de cause.»

Ce principe de faire relire est propre à la Suisse, il n’existe théoriquem­ent ni en France, ni aux EtatsUnis. Dans les faits, on constate une certaine souplesse. Certains journalist­es peuvent être désireux de se faire relire, dans le cas de sujets très spécialisé­s où une erreur peut avoir des effets dévastateu­rs. D’autres craignent qu’on édulcore leur travail, voire qu’on le censure. A tous, les contrainte­s de temps s’imposent.

«Mais votre collègue ne fait pas comme ça»: c’est pour harmoniser et protéger le travail des journalist­es que la rubrique Economie du Temps a mis en place un code de conduite, fondé sur la Déclaratio­n des devoirs des journalist­es, tout en laissant une marge de manoeuvre à l’appréciati­on ultime et responsabl­e des rédacteurs. Selon les enjeux, le temps disponible, les personnes concernées, la confiance qui s’est instaurée, il peut y avoir relecture ou pas, et prise en compte plus ou moins accentuée des remarques ou des demandes de correction.

«Ces questions seraient résolues si vous enregistri­ez vos interviews», nous dit-on parfois. C’est malheureus­ement plus compliqué: des interlocut­eurs se laissent parfois emporter, ou s’expriment maladroite­ment, ne réalisant qu’à la relecture qu’elles ont mal relayé leur pensée. On n’écrit pas comme on parle, ne faudrait-il pas en tenir compte? Et jusqu’où?

La donne a aussi évolué avec l’arrivée dans les grandes entreprise­s, les administra­tions publiques et les ONG de services de communicat­ion, qui jouent les chiens de garde, veillant à ce que la parole finalement diffusée soit conforme aux «éléments de langage», à la ligne de communicat­ion officielle. «On ne peut pas le laisser dire ça!»

Dans ces cas, le dialogue peut parfois être tendu, il faut arriver à un compromis. Transiger sur telle comparaiso­n, pour garder telle autre phrase forte. Un art subtil qui doit préserver les droits des interviewé­s, ceux des journalist­es qui veulent faire leur travail et ceux des lecteurs qui doivent pouvoir être bien informés. Le journalism­e est, aussi, un art de la diplomatie.

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(MIHAJLO MARICIC/EYEEM/GETTY IMAGES)

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