JUBILÉ LUNAIRE
Il y a exactement 50 ans, c’était un exploit. Six missions suivent, dont celle d’Apollo 13, avortée. Ce programme n’a pas de durabilité, il s’arrête donc
La fin des missions Apollo et ce qu'il en reste
Tout ça pour ça… Quelques minutes de télévision extraterrestre comme aboutissement de la prestigieuse conquête. Exaltante mais si brève, si brève! Quelques mois après les pionniers de la Lune, l’échec d’Apollo 13, dans la course à la conquête de l’Univers proche, marquera déjà la fin d’une décennie où l’argent coulait à flots et le début de la fin du programme lancé par John Fitzgerald Kennedy en 1961. A peine ont-ils amerri qu’Armstrong, Aldrin et Collins sont mis en quarantaine et «personne ne pourra les approcher tant qu’ils n’auront pas été déclarés vierges de tout microbe lunaire». Sauf le Dr William Carpenter, le médecin de la NASA, escorté d’«un technicien», précise le Journal de Genève du 25 juillet 1969. On apprend aussi, non sans cocasserie, le lendemain dans la Gazette de Lausanne, que «l’exploration lunaire était sur le point d’être annulée», car un incident a tout de même eu lieu dans cette mécanique bien huilée.
Il «s’est produit pendant les moments critiques où le LEM descendait […]. Le calculateur de bord, chargé de guider la manoeuvre, s’affola et se mit à indiquer des chiffres erronés. La vitesse […] paraissait notamment considérable, tandis qu’on se rapprochait à une vitesse terrible du signal d’alerte imposant l’arrêt de l’opération. Le moment ne pouvait être plus mal choisi», mais tout finit par rentrer dans l’ordre.
Moscou, de son côté, malgré l’échec de la sonde Luna 15 censée damer le pion à la NASA, ne lâche pas l’os. Le Journal rapporte le 28 que la Pravda accuse les EtatsUnis «d’exploiter le succès d’Apollo à des fins de propagande politique. S’appuyant,
dit-elle, sur son remarquable succès dans le cosmos, Washington s’efforce sur Terre de rétablir ses affaires politiques et de relever son prestige chancelant. […] Mais ceux qui ont déclenché la sale guerre du Vietnam, qui aident les agresseurs israéliens, qui soutiennent les revanchards de Bonn, veulent maintenant exploiter à leur profit» cette gloire mondiale.
Mais, conclut la Pravda, «ni le courage des cosmonautes américains ni les succès scientifiques […] ne peuvent faire oublier aux peuples les traces que les vautours du Pentagone laissent derrière eux». D’ailleurs, tout commence assez mal avec les premiers examens des échantillons de roches ramenées sur Terre, qui ne révèlent rien de spectaculaire, rien de bien inconnu, si ce n’est ce qui frappera les esprits: la poussière lunaire se compose pour un tiers de «très petites sphères vitreuses» qu’on ne s’explique pour le moment pas, mais qu’on attribuera plus tard à un probable «bref accroissement du rayonnement solaire, de cent fois environ, qui se serait produit il y a 30000 ou 100000 ans» et peut-être dû à «une comète plongeant dans le Soleil».
Des surhommes? Non, des hommes
L’actu sélène retombe, elle n’occupe plus que des bribes de colonnes dans les journaux. La grande affaire semble simplement terminée. Jusqu’au 11 août 1969, lorsque se termine la «quarantaine» des trois héros. Ils «n’ont pas été contaminés» et – c’est bien normal, après tout – on les voit à la télévision s’engouffrer «dans leurs voitures personnelles avec femmes et enfants en direction de leurs foyers respectifs qu’ils avaient quittés le 5 juillet».
Mais le critique TV du Journal ne ménage tout de même pas son enthousiasme le 13 août, après avoir suivi une «exceptionnelle soirée pour les téléspectateurs européens. Quelques heures après les citoyens américains, ils ont retrouvé sur leur écran les visages devenus familiers des trois astronautes d’Apollo 11. […] Nous craignions un peu de retrouver des héros blasés, ou des surhommes. Des surhommes, point. Simplement trois humains encore tout à leur extraordinaire équipée, avec dans les yeux la merveilleuse vision d’un autre monde qui, à peine entrevu, laisse l’homme rêver à d’autres épopées spatiales, plus fabuleuses encore. […] La Lune démystifiée, il nous reste d’autres songes vertigineux.»
Dès lors commence pour le trio lunaire une longue tournée américaine et internationale – ils seront décorés un peu partout dans le monde, de la Légion d’honneur, notamment, remise par le premier ministre, Jacques Chaban-Delmas. à Paris. A Broadway d’abord, «sous une pluie de confettis et serpentins», où le seul à ne pas avoir posé le pied sur la Lune, mais qui est le plus intellectuel et le plus «visionnaire» des trois, Michael Collins, caresse l’espoir que «nous, citoyens de la Terre, qui avons su résoudre le problème de quitter notre planète, serons en mesure de résoudre le problème d’y rester». Puis à Los Angeles, pour un «dîner du triomphe» avec 1440 convives, d’un coût de plusieurs dizaines de milliers de dollars engagés par la NASA (beaucoup) et pris sur les frais de représentation du président Nixon (un peu).
Et puis, et puis, avec l’automne arrive très rapidement la mi-novembre, quand Apollo 12 remet le couvert. Le LEM, avec Charles Conrad et Alan Bean à son bord, effectue un atterrissage de précision dans l’océan des Tempêtes à seulement 180 mètres de la sonde spatiale Surveyor 3, qui s’était posée sur la Lune en avril 1967. Mission? Installer une station scientifique automatisée, ALSEP, mener à bien des observations géologiques et prendre de nombreuses photographies de la Lune et de sa surface.
Charles Conrad, surtout, est très en verve. «Contrairement à Armstrong et Aldrin, dont la retenue avait étonné les observateurs», dès leurs premiers pas, les deux astronautes se livrent à un dialogue que la Gazette s’amuse à retranscrire.
Bean, s’adressant à Conrad: «Sois plus calme, agite-toi moins. Je trouve qu’il fait un peu froid, grommelle-t-il, «avant de se mettre à chantonner». Conrad: «Regarde ce que je vois là: ce bon vieux Surveyor. Il ne peut être à plus de 180 mètres. Mon Dieu, cette poussière, que je suis sale.» Alors qu’il continue d’opérer autour du LEM, il s’inquiète: «Où est la Terre?», avant d’éclater de rire.
Le gai luron s’amuse aussi à lancer en l’air des blocs de caoutchouc-mousse qui avaient servi à envelopper dans le LEM les délicats instruments désormais installés sur la Lune. «Ils volent vraiment. Ils restent au-dessus du sol une dizaine de secondes. […] Je viens d’en lancer un. Il a dû monter jusqu’à 90 mètres. Tout ce que l’on pose sur la Lune semble être mû par un ressort.» Puis, à son camarade qui faisait la même chose, Conrad reproche: «Un vrai chiffonnier qui laisse des saletés partout.»
Il y a un gros couac, toutefois, que soulèvent la Gazette et le Journal du 20 novembre 1969. La caméra de TV a d’abord été posée tête-bêche sur une des parois du LEM: «Sur fond noir de l’espace, on voit évoluer en gros plan des astronautes «comme flottant la tête en bas». Ricanements planétaires. «Les milliers de téléspectateurs […] conviés à assister à ce deuxième débarquement lunaire ont été profondément déçus. De qualité fort moyenne dès le début, les images transmises par la caméra devinrent toujours plus mauvaises pour finalement disparaître totalement», dirigée qu’elle a été par erreur en direction du Soleil. Une partie de son optique est endommagée, c’est irréparable.
Sont également recueillis quelque 34 kilos d’échantillons. Le séjour dure un peu plus de trente heures cette fois, et les deux astronautes réalisent deux excursions d’une durée totale de presque huit heures, parcourant 2 km à pied et s’éloignant jusqu’à quasi 500 mètres du site d’alunissage. Les résultats sont si positifs qu’on projette d’envoyer le vol suivant dans une zone plus accidentée.
Apollo 13, ce sera «Fra Mauro coûte que coûte», comme l’explique Eric Schärlig dans la Gazette de Lausanne du 13 avril 1970. Fra Mauro, un des massifs «les plus élevés de la surface lunaire», qui promet «de fournir aux savants des échantillons infiniment plus intéressants que ceux des sites précédents». Et il en coûtera… On s’en souvient, comme s’en souviennent aussi ceux qui ont vu le film de Ron Howard sorti en 1995, lors du vingtcinquième anniversaire de ce qui aurait pu tourner à la catastrophe.
La mission Apollo 13 est interrompue à la suite de l’explosion d’un réservoir d’oxygène liquide durant le transit de la Terre à la Lune. Le vaisseau se retrouve alors pratiquement hors service, sans oxygène ni puissance électrique. Les astronautes se réfugient dans le LEM, dont ils utilisent les ressources et le moteur pour les manoeuvres de correction de trajectoire qui permettent d’optimiser le retour forcé vers la Terre, comme dans un radeau de sauvetage. Mais les trois seront sains et saufs.
L’intérêt relancé
Il se révélera que durant une vidange du réservoir d’oxygène quinze jours avant le décollage, la gaine des fils électriques qui le traversaient avait fondu et ceux-ci se sont retrouvés entièrement dénudés. Lorsque Jack Swigert a actionné le brassage prévu du réservoir, des étincelles ont jailli et déclenché son explosion. Ironie de l’Histoire, l’accident et le suspense qui s’ensuivirent ont alors relancé l’intérêt d’un grand public qui commençait à se lasser de ces balades dans la Lune.
Le 15 avril, la Gazette consacre son éditorial aux «naufragés du cosmos». C’était, écrit René Lombard, un voyage qu’on disait «de routine». «Il devait être sans histoire. […] Le monde était donc stupéfait, mardi matin, et presque scandalisé, d’apprendre qu’en raison d’une incompréhensible panne, la mission lunaire d’Apollo 13 était annulée. […] Nul doute que l’accident ou la défaillance fatale, qui a échappé à la vigilance jusqu’ici confondante des ordinateurs, ne soit mis à profit pour améliorer les chances futures d’un succès auquel on s’était si bien habitués. […] Jamais il n’est possible de tout prévoir; il n’y a pas de fiabilité absolue. […] Il y aura une ou plusieurs tragédies dans l’espace.»
Avec cette précision: «Au risque de décevoir les quelques lecteurs convaincus de l’importance du chiffre 13…» Mais ce qui ne relève pas de la superstition, c’est que cet événement totalement inattendu va faire se précipiter les politiques dans une brèche budgétaire ouverte depuis au moins deux-trois ans déjà. Désormais, le Congrès américain, déjà étranglé par la guerre du Vietnam, et les démocrates en tête, va se montrer beaucoup plus avare en crédits. Il n’y aura plus que quatre missions Apollo jusqu’à Noël 1972. Les numéros d’ordre 18, 19 et 20 sont purement et simplement supprimés.
Le 19 décembre 1972, le copilote du LEM qui a servi aux deux derniers lunautes de l’Histoire, Harrison Schmitt, annonce dès son retour sur Terre qu’il entend faire son possible «dans les années à venir» pour s’assurer qu’Apollo 17 ne soit pas «la dernière des épopées de l’homme dans l’espace».
Des cailloux décevants
Cette fin en queue de poisson laissera beaucoup d’amertume dans les coeurs vaillants qui se sont passionnés, un peu plus d’une décennie durant, pour cette odyssée qui a cruellement manqué de durabilité. N’empêche, l’objectif fixé par le président Kennedy en 1961 est rempli au-delà de toute espérance, en un temps record. Avant Apollo, amener un être humain sur un autre corps céleste que la Terre relevait simplement de la science-fiction. Le taux de réussite pour les lanceurs Saturn V est de 100%, tous les équipages ont été ramenés sains et saufs sur la planète bleue, avec un total de près de 400 kilos de roches lunaires: c’est considérable comparé aux 336 grammes récoltés par les missions soviétiques robotisées du programme Luna!
Mais c’est aussi décevant pour les amateurs d’émotions fortes. Le 19 septembre 1970, le Journal de Genève avait déjà annoncé que l’examen des échantillons recueillis par Armstrong-Aldrin et ConradBean avait révélé qu’ils s’étaient cristallisés il y a trois ou quatre milliards d’années. Résultats complémentaires: ils «se composent des mêmes matériaux que ceux que l’on trouve sur Terre dans les roches ignées et dans les météorites. On n’y a décelé aucune trace d’éléments biologiques.»
A l’aube des années 1970, on savait déjà qu’il n’y aurait donc plus de Lune pour un demi-siècle au moins et l’émergence des préoccupations écologiques a fait qu’il y avait urgence à s’occuper plutôt de la Terre, de l’utilisation rationnelle de ses sols et de sa pollution grandissante. Ceux qui le préconisaient ne s’étaient pas trompés. C’est seulement maintenant, à l’aube des années 20, que, longtemps mise de côté, la Lune suscite à nouveau l’intérêt des grands pays engagés dans la conquête de l’espace (lire LT 03.07.2019). Donc bien cinquante ans après.
1969-1972, «trois années folles et remarquables», nous avait dit Claude Nicollier lors du 40e anniversaire du premier pas sur la Lune: «Lancer ces missions constituait un pari fou, il fallait un courage presque indécent. On était fascinés, c’était magique.» A l’heure du jubilé, la magie demeure. Aucun homme ne s’est plus jamais éloigné depuis lors à plus de quelques centaines de kilomètres de la Terre.