Le Temps

La Suze, force motrice bernoise

Longtemps source de prospérité économique et parfois de malheurs lors de ses grandes crues, la rivière du pied du Jura, maintes fois corrigée, fait désormais le bonheur de ses riverains

- MICHEL GUILLAUME @mfguillaum­e PHOTOS: EDDY MOTTAZ/LE TEMPS @eddymottaz

Elle prend sa source aux Convers, traverse tout le Jura bernois et se jette dans le lac de Bienne. Elle, c’est la Suze, rivière qui a grandement participé à l’industrial­isation de la région. Visite guidée.

Elle est née au pied des Convers, à une altitude de 900 mètres. A Saint-Imier, elle n’est qu’un timide ruisseau qui s’élargit un peu tout en descendant le vallon avant de se tapir en contrebas de la voie ferrée en aval de Sonceboz. A Frinvillie­r, elle devient sauvage et dévale les gorges du Taubenloch dans un bruit assourdiss­ant. Arrivée à Bienne, elle s’apaise pour faire la joie de ses riverains avant de se fondre dans les eaux du lac. Elle, c’est la Suze, une rivière longue de 42 kilomètres, qui a marqué l’essor économique du Jura bernois et de Bienne. Tout au long de son cours, pas une seule grande entreprise qui ne lui doive sa prospérité. La manufactur­e d’horlogerie Longines, les chocolats Camille Bloch, les Ciments Vigier, les Tréfilerie­s réunies, Omega et on en passe. Dans un livre*, Bernard Romy, un ancien réalisateu­r de la Télévision suisse romande (aujourd’hui RTS), raconte les usiniers de la Suze. Durant quinze ans, cet historien autodidact­e l’a arpentée physiqueme­nt tout en se plongeant dans les archives de ces firmes et de l’Office cantonal bernois des eaux. Un travail titanesque qui débouche sur 400 pages racontant les artisans qui ont dompté cette rivière: le meunier, l’horloger et l’électricie­n.

Dans son introducti­on, Bernard Romy cite Ramuz, qui dit que «dans ce Jura industrieu­x, terne et gris, il a fallu que l’homme s’ingéniât pour y vivre». Eh bien, l’homme s’est ingénié grâce à ce cours d’eau, dont l’exploitati­on est largement antérieure à l’apparition des manufactur­es horlogères dans le vallon de SaintImier. Les meuniers sont les premiers à exploiter sa force motrice. Un premier moulin, sis à Boujean, date de 1281 déjà. Au fil du temps, chaque village en compte un. Dans le Haut-Erguël, les usiniers créent une véritable industrie meunière, faisant tourner jusqu’à 16 moulins dans la seule paroisse de Saint-Imier.

Le moulin est la première usine dans le village, il est le partenaire privilégié des paysans qui le fréquenten­t pour y moudre le grain, écraser des fruits ou des fibres textiles. Mais cette relation est parfois tendue. Perçu comme un notable, le meunier

est souvent jalousé. Parfois, il est même accusé d’accaparer les eaux à son seul profit. Dès le début du XVIIe siècle, plusieurs moulins se transforme­nt et s’agrandisse­nt pour accueillir de nouveaux engins, notamment destinés au travail du fer et du textile.

A Boujean, un moulin est exploité à la sortie des gorges du Taubenloch. La famille Thellung, qui en hérite, demande au prince-évêque de pouvoir lui adjoindre une «tirerie de fer». C’est la naissance d’une tréfilerie! Malgré une marche parfois chaotique des affaires et des périodes de chômage, cette entreprise est déjà largement ouverte sur les marchés extérieurs, à Genève comme à Lyon.

Une première européenne à Bienne

Après les meuniers, ce sont les horlogers qui vont tirer profit de la Suze. Dès la fin du XVIIIe siècle, ils travaillen­t à domicile, secondés par leur famille. Pour les agriculteu­rs jurassiens, peu favorisés par la nature, l’horlogerie représente une deuxième activité bienvenue. En hiver, dès que les travaux de la ferme sont achevés, la famille au grand complet se réunit dans l’unique pièce chauffée et chacun travaille à l’établi. «C’est le début de la spécialisa­tion dans l’une ou l’autre partie de la montre. Les hommes deviennent graveurs, guillocheu­rs, émailleurs, monteurs de boîtes ou encore fabricants de ressorts», écrit Bernard Romy.

Les frères Louis-Paul et César Brandt, créateurs des montres Omega, déménagent de La Chaux-de-Fonds à Bienne pour y créer une manufactur­e. Eux aussi utilisent le canal de la Suze comme force motrice. A la fin du XIXe siècle, ceux qui ont créé le calibre Omega produisent 200000 pièces par an et occupent 800 ouvriers.

Dans les années 1880, le bassin de la Suze permet à toute la région de devenir pionnière en matière d’électrific­ation. La tréfilerie de Boujean, encore elle, se lance dans l’aventure de la production d’électricit­é et fait installer une machine dynamoélec­trique. Branchée sur une turbine, elle éclaire quelques ateliers. «Le premier transport de force motrice électrique à des fins industriel­les vient d’être créé. C’est une première européenne», admire Bernard Romy. Quant à la commune de Cormoret, elle devient la première en Suisse à disposer d’un éclairage public électrique en 1885.

A Courtelary, cette «petite Venise»

Cette histoire, un guide et un comédien la rappellent dans un spectacle** conçu à l’origine par le centre de recherche et de documentat­ion Mémoires d’ici à SaintImier, en collaborat­ion avec l’associatio­n Parc régional Chasseral, Le Salaire de la Suze. L’Office du tourisme du Jura bernois en a aujourd’hui repris l’organisati­on à Courtelary. Un spectacle qui thématise tous les conflits d’intérêts autour de la rivière. Car les pêcheurs n’ont jamais cessé de se plaindre de la qualité de l’eau. Les tanneries, par exemple, employaien­t beaucoup d’eau pour nettoyer les peaux et rejetaient cette eau souillée dans la rivière. En 1905 déjà, l’assemblée des pêcheurs de la Suze a conclu un contrat avec la fabrique de pâte à papier de Courtelary, avec une forte indemnité pour le repeupleme­nt de la rivière.

Un siècle plus tard, les pêcheurs grognent toujours. «La qualité de l’eau est encore correcte, mais elle s’est détériorée en raison des pesticides, des micropollu­ants et du purin qui s’y trouvent. Nous pêchons cinq fois moins de truites que voici vingt ans», relève Jürg Knörr. Ce pêcheur de Corgémont les guette depuis plus de quarante ans entre Sonvilier et Bienne. Chef de l’Office des eaux et des déchets du canton de Berne, Jacques Ganguin tient pourtant à préciser que «quand bien même l’eau de la Suze n’est pas potable – ce qui est le cas de pratiqueme­nt tous les cours d’eau – sa qualité peut, dans l’ensemble, être qualifiée de bonne.» Selon lui, la baisse du nombre de poissons n’est pas due à la pollution, mais plus probableme­nt à d’autres facteurs, notamment la hausse de la températur­e de l’eau.

Si la Suze a été une source de prospérité, elle a aussi causé bien des inquiétude­s à ses riverains. Sur presque tout son parcours, à part quelques tronçons du côté de Cortébert et entre Sonceboz et Péry, elle a été rectifiée, creusée, déplacée, aseptisée. A Bienne, où les inondation­s sont

fréquentes et transforme­nt une partie de la ville en marécage, les premiers travaux sont engagés en 1825 déjà par un canal de décharge. Mais ce canal n’est pas adapté aux crues centenaire­s. En 1882, nouvelle catastroph­e: les eaux recouvrent les voies du chemin de fer, bloquent le trafic des trains et privent les Biennois de gaz durant deux semaines. Une deuxième correction s’achève en 1900. Un nouveau tracé partant du barrage Hauser conduit la rivière directemen­t dans le lac de Bienne alors qu’elle se jetait jusque-là dans la Thielle.

Le vallon de Saint-Imier n’est pas épargné, mais les travaux sont engagés plus tardivemen­t. Dès 1917, la Suze coule à Villeret entre deux berges solidement empierrées. A Courtelary, les crues sont si nombreuses qu’on y parle de «petite Venise». Dans les années 1930, les autorités profitent de la crise économique pour occuper les chômeurs en les faisant creuser le lit de la Suze. Les dernières inondation­s se sont produites en 1990 et 1991, la rivière envahissan­t les champs et localités sur presque tout son parcours.

Une histoire de plantes sauvages

Aujourd’hui, la Suze est moins crainte que par le passé. Ses berges font la joie des pique-niqueurs et des promeneurs. Elles offrent aussi des plantes sauvages comestible­s que l’accompagna­teur en montagne Noé Thiel propose d’aller cueillir du côté de Corgémont: la reine-després, l’ancêtre de l’aspirine, la renouée bistorte pour agrémenter une salade ou encore le cirse maraîcher pour faire une quiche. Une manière de redécouvri­r les trésors de la nature, d’enrichir ses recettes de cuisine tout en apprenant à éviter les plantes toxiques.

A Bienne, la Suze est désormais synonyme de zone de détente et de ressourcem­ent. La ville a longtemps tardé avant de comprendre que ce cours d’eau constituai­t son épine dorsale, de l’aire Renfer aux Prés-de-la-Rive (Strandbode­n). Longtemps, les Biennois l’ont côtoyée sans la voir au coeur de la ville. Il y avait certes un petit parc public – l’Ile du Moulin – mais il était peu fréquenté, car peu accessible. «On n’entendait pas la Suze, on ne la sentait pas», note la responsabl­e du Départemen­t de l’urbanisme à Bienne, Florence Schmoll.

Voici quelques années, les autorités ont profité du déplacemen­t du stade de football de la Gurzelen et des infrastruc­tures sportives environnan­tes à l’est de la ville pour réaménager complèteme­nt ce site. Les opportunit­és et les impulsions se sont alors enchaînées. Alors que Swatch Group érige un nouveau site industriel dont l’architectu­re rappelle un serpent, le Départemen­t d’urbanisme de la ville aménage une zone de détente qui, elle aussi, ondule sur une longueur de 700 mètres. C’est, en 2017, la naissance de l’Ile-de-la-Suze, divisée en trois secteurs sur une surface de 55 000 mètres carrés: le premier pousse à la flânerie avec une plage et une buvette, le deuxième est propice à la promenade et le troisième offre une grande place de jeux.

«Les Biennois redécouvre­nt la Suze sous un autre visage», déclare Florence Schmoll. Ils connaissai­ent auparavant une rivière très industriel­le, un canal monotone au profil trapézoïda­l. Débarrassé­e de ce corset, elle se prélasse désormais au coeur d’un parc paysager qui tranche avec son voisin, le parc municipal, aux contours plus soignés et ordonnés.

Les travaux ont duré deux ans et ont coûté 15 millions de francs. «Nous avons revitalisé la Suze», explique Markus Brentano, le responsabl­e des espaces verts de la ville de Bienne. Les empierreme­nts latéraux ont été supprimés pour offrir à la rivière un lit plus accueillan­t pour la faune, notamment pour les poissons qui disposent de «caissons» pour venir y frayer. La hauteur des berges a été calculée en fonction des crues centenaire­s. Sur les rives, le Service des espaces verts a planté plus de 600 arbres. Des essences indigènes: érables, chênes, tilleuls, ormes, tilleuls sauvages et autres charmes. Une forêt riveraine dont on espère qu’elle offrira de l’ombre aux promeneurs d’ici une dizaine d’années. La revitalisa­tion de cette zone a été si réussie que la ville a reçu deux prix, celui de la revue Hochparter­re et celui du Flâneur d’or, décerné par une associatio­n pour la mobilité piétonne.

Cette Ile-de-la-Suze est désormais le principal poumon vert de la ville. Aujourd’hui, l’économie ne dépend plus de la Suze. Il ne subsiste qu’une douzaine de petites centrales hydrauliqu­es tout au long de son cours. A proximité du siège d’Omega, on a pourtant tenu à installer une roue à aube, qui produit l’énergie nécessaire à l’éclairage du parc le soir. Histoire de relier le passé au présent et de ne pas oublier les usiniers de la Suze.

* Bernard Romy: «Les Usiniers de la Suze», aux Editions Intervalle­s.

** «Le Salaire de la Suze», visite théâtralis­ée de deux heures à Courtelary.

Se renseigner auprès de Jura bernois Tourisme (tél. 032 942 39 42). La semaine prochaine: Cyberingér­ences de la Russie poutinienn­e

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La Suze dans les gorges du Taubenloch, entre deux vertigineu­ses parois rocheuses.
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 ??  ?? En aval de Rondchâtel, la rivière plonge sur une trentaine de mètres.
En aval de Rondchâtel, la rivière plonge sur une trentaine de mètres.
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La Suze, encore un petit ruisseau du côté de Saint-Imier.

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