Le Temps

Afghanista­n, l’occasion manquée

CONFLIT Dix-huit ans après le 11-Septembre, la plus longue guerre de l’histoire des Etats-Unis semblait sur le point de s’achever. A Kaboul, la déception est immense

- MARGAUX BENN, KABOUL

A Kaboul, la déception est à la hauteur des espoirs suscités: immense. Après dix-huit ans de guerre, un accord se dessinait enfin pour mettre un terme au conflit qui ensanglant­e l’Afghanista­n. Et puis le week-end dernier, en quelques tweets, Donald Trump a torpillé les pourparler­s en cours depuis un an avec les talibans. Pourquoi ce revirement soudain? Décryptage d’une paix avortée.

Ce 11 septembre 2019, un jeune Américain tout juste majeur pourrait s'engager dans une guerre entamée alors qu'il était à peine né. Car le conflit auquel les Etats-Unis participen­t en Afghanista­n est loin de trouver une issue. Depuis dix mois, des représenta­nts de Washington participai­ent pourtant à des pourparler­s historique­s au Qatar. L'émissaire américain, Zalmay Khalilzad, venait d'exposer à la télévision afghane quelques éléments d'un «accord de principe» qui énonçait notamment un calendrier précis pour le retrait des troupes américaine­s, en échange de certaines garanties de la part des talibans. L'accord devait aussi ouvrir la voie à des négociatio­ns inédites entre le groupe armé et le gouverneme­nt afghan.

Il ne restait plus qu'à faire valider ce document par Donald Trump. Et puis, le week-end dernier, trois tweets font s'effondrer le château de cartes si méticuleus­ement construit. Le président des Etats-Unis y révèle simultaném­ent l'organisati­on d'une réunion secrète à Camp David avec le président afghan et de hauts responsabl­es talibans… et son annulation. Il y annonce aussi, contre toute attente, l'arrêt total des négociatio­ns entre son pays et le groupe extrémiste, évoquant pour justifier sa décision la mort d'un soldat américain dans un attentat.

Surprise générale à Kaboul

A Kaboul, trois jours après, la surprise reste générale. Les responsabl­es de l'ambassade américaine semblent n'avoir été mis au courant à l'avance ni de la réunion à Camp David ni de la décision de leur président de mettre fin au processus de négociatio­n.

«Même si la nouvelle a fait l'effet d'un choc, je commençais à douter de la viabilité du processus, avoue pourtant une responsabl­e occidental­e à Kaboul qui suit le dossier de près. Pour la première fois, Zalmay Khalilzad avait été appelé à Washington avant le dernier round des négociatio­ns, pour une première rencontre avec le président américain. Les talibans eux-mêmes exprimaien­t leurs préoccupat­ions face à ce qu'ils percevaien­t comme un manque d'autorité de l'envoyé spécial: ils discutent avec Khalilzad mais, en fin de compte, c'est Trump qui a toujours le dernier mot.»

Un temps, certains analystes doutent de l'irrévocabi­lité de la décision américaine, citant de précédents revirement­s. Michael Kugelman, directeur associé du pôle Asie au Wilson Center, note ainsi le jour de l'annonce que «s'il y aura sûrement une halte dans les négociatio­ns, elles ne sont pas mortes pour autant». Mardi, Donald Trump martèle pourtant devant des journalist­es américains à Washington que les négociatio­ns «sont mortes. Elles sont mortes.»

Le dossier afghan était pourtant devenu une priorité pour Trump. Candidat à sa propre réélection, il avait transformé en promesse de campagne son voeu de rapatrier plus de 14000 soldats américains encore sur place. Conclure un accord avec les talibans aurait aussi donné plus d'envergure au chef d'Etat sur la scène internatio­nale, lui qui n'a jamais eu de véritable succès diplomatiq­ue.

«Donald Trump cherche à s'ériger comme le président qui réussit là où tous les autres chefs d'Etat avant lui ont échoué, analyse Victoria Fontan, professeur­e à l'Université américaine de Kaboul. Dans le dossier nord-coréen, par exemple, il avait déjà voulu être un pionnier, organisant un sommet historique avec Kim Jong-un… Mais, au final, cela n'a rien donné. Ici, nous avons affaire au même scénario: pendant des semaines, on nous a promis la signature imminente d'un accord… et finalement, la bulle a éclaté.»

L’esquive de Trump

Alors, qu'est-ce qui a motivé ce revirement? Selon la plupart des analystes, la mort d'un soldat américain dans un attentat n'a été qu'un prétexte afin d'étouffer dans l'oeuf un accord qui ne convenait ni au gouverneme­nt américain, ni au gouverneme­nt afghan… ni même aux talibans, dont certains responsabl­es doutaient de sa mise en oeuvre sur le terrain. En faisant avorter la ratificati­on sous le prétexte de la violence talibane, Donald Trump évite d'endosser, officielle­ment, le capotage de dix mois de pourparler­s.

«Plusieurs membres de l'administra­tion américaine ont rejeté l'accord rédigé à Doha, note Michael Kugelman. Les talibans n'étaient pas tenus d'observer un cessez-le-feu, alors que les Américains y faisaient trop de concession­s.» Des responsabl­es à Kaboul citent aussi le refus du président afghan Ashraf Ghani, frustré d'avoir été totalement éclipsé du processus depuis le début, de céder sur certains points, notamment un échange de prisonnier­s.

D'autres observateu­rs, dont Victoria Fontan, relèvent que le document, signé par «l'Emirat islamique d'Afghanista­n» (l'appellatio­n officielle des talibans), aurait en vertu du droit internatio­nal donné au groupe une reconnaiss­ance officielle en tant qu'Etat. Une concession impensable pour les responsabl­es tant afghans qu'américains.

«C’est Trump qui a toujours le dernier mot» UNE RESPONSABL­E OCCIDENTAL­E À KABOUL

En faisant avorter la ratificati­on sous le prétexte de la violence talibane, Donald Trump évite d’endosser, officielle­ment, le capotage de dix mois de pourparler­s

Les talibans, de leur côté, ont réagi avec véhémence aux sorties de Donald Trump. «Il n'a aucune capacité de concentrat­ion, aucun sens critique et il est borné», a martelé au Temps Zabihullah Mujahid, le porte-parole des talibans. Le groupe a publiqueme­nt menacé les EtatsUnis et le gouverneme­nt afghan de représaill­es sur le terrain.

Les Afghans, meurtris ces derniers mois par une escalade de violence qui tue un nombre record de civils, ne peuvent ainsi espérer de répit. Une élection présidenti­elle est prévue le 28 septembre, que les talibans ont depuis longtemps menacé d'entraver. Les récents développem­ents ne font qu'augurer davantage de massacres.

L'annulation du processus de paix alimente justement le jeu politique qui se joue en Afghanista­n. Le président Ashraf Ghani, lui aussi candidat à sa propre réélection et perçu comme l'un des favoris, a tout à gagner de cette annonce. En effet, un accord entre les Etats-Unis et les talibans aurait rendu possible, voire nécessaire, le report du scrutin, afin de donner au gouverneme­nt actuel et aux talibans le temps d'entamer des discussion­s. Une perspectiv­e favorisée par de nombreux observateu­rs et candidats. Sans accord, pas de raison de reporter le scrutin. «Un groupe de candidats a tout de même exigé et obtenu une réunion au palais présidenti­el pour discuter d'un éventuel report des élections», confie une source proche du gouverneme­nt. Mais il est peu probable que le président afghan ait donné son feu vert.

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