Le Temps

Robert Frank, le portfolio d’une vie

Le photograph­e américain d’origine suisse s’est éteint lundi à 94 ans au Canada. Dernier monument de la génération «beat», il aura marqué de son empreinte la photograph­ie avec son chef-d’oeuvre «Les Américains»

- CLÉMENTINE MERCIER

Né en Suisse, parti aux Etats-Unis à 23 ans, il aura été l’un des photograph­es majeurs du XXe siècle. Hommage à Robert Frank, qui s’est éteint à 94 ans

«Vous regardez ces images et à la fin vous ne savez plus du tout quel est le plus triste des deux, un juke-box ou un cercueil», écrivait Jack Kerouac dans sa préface au livre mythique Les Américains. Robert Frank, auteur des photograph­ies de ce livre, s’est éteint ce lundi. Il regardait avec autant de mélancolie les cercueils et les juke-box. Et a inventé une mélodie empreinte de mort et de lumière, composée de notes tristes échappées de la chambre obscure. Aussi déchirante qu’une suite de Bach. Une légende de la photograph­ie s’est éteinte.

Robert Frank s’est retiré définitive­ment à l’âge de 94 ans, mais il avait déjà pris ses distances avec le monde. Exilé en quasi-ermite avec sa seconde épouse, June Leaf, depuis 1971 à Mabou, en Nouvelle-Ecosse (Canada), où il est mort, il avait choisi de s’éloigner du tumulte new-yorkais. Gardant un loft en pied-à-terre à Manhattan, il préférait le silence et la proximité des éléments naturels. La mer, le feu de bois, l’air pur, les pêcheurs, les bûcherons, les arbres qui penchent sous le vent. Il avait déjà tourné le dos une première fois à la Suisse, son pays natal, qu’il trouvait étriqué, pour mettre le cap sur l’Amérique.

Photograph­e mythique, il était le dernier vivant de la génération beat. Ses amis Jack Kerouac et Allen Ginsberg, morts en 1969 et 1997, avaient clos le chapitre littéraire. La disparitio­n de Robert Frank ferme la séquence images. Il ne se considérai­t pas complèteme­nt comme un beat. «Je ne crois pas avoir voyagé en suivant les voies de la beat mais il semblerait que nous nous soyons entendus»; «Je ne me suis jamais considéré comme un beatnik moi-même.» Son modèle était plutôt la déterminat­ion et le style de vie des peintres de l’expression­nisme abstrait: Jackson Pollock, Willem de Kooning, Franz Kline.

Cadrages limpides, lignes de fuite et horizons inclinés

Homme de l’écart et de la fuite, il avait abandonné puis repris la photograph­ie pour se consacrer au film et à la vidéo. Entre ses mains, l’image est devenue mobile, cordon fragile et décousu relié à un réel fugitif. Avec son livre Les Américains, la face de la photograph­ie a été changée. Elle s’est émancipée de son rôle commercial ou de propagande. Elle est devenue une exploratio­n narrative et introspect­ive. Elle s’est nimbée d’une aura existentia­liste. Robert Frank était un migrant. C’est sans doute dans le regard de celui qui, sur la route, quitte, largue les amarres et met le cap vers l’inconnu qu’il faut chercher la puissance de son aura.

Avec son oeil d’émigré européen, outsider, il a su décrire l’envers de l’Amérique d’aprèsguerr­e. Robert Frank a inventé une écriture du lâcher-prise, de l’intuition, des cadrages limpides avec lignes de fuite et horizons inclinés. En équilibre précaire, ses images tanguent dangereuse­ment vers un possible naufrage. Dans ses obliques sourd toujours la menace de l’engloutiss­ement. Influencé par André Kertész et ses déambulati­ons parisienne­s, il a livré des images sans qualité, prises au Leica 35 mm, un appareil de petit format, discret et fluide. Inventant de nouvelles perspectiv­es, spontanées, authentiqu­es, et des géométries inattendue­s grâce à cet outil maniable, il s’est imposé en s’opposant à l’esthétique standard américaine du moyen format net, précis et proche du studio. Ses tirages, trempés de bile noire, sont des fragments impression­nistes.

A contre-courant de l’Amérique du conformism­e

Si, dans les années 50, la société américaine changeait pour plus de voitures, plus de consommati­on, plus d’esbroufe, plus d’égalité entre les Noirs et les Blancs, Robert Frank témoignait de ces mutations avec un voile gris d’une infinie tristesse. Non pas qu’il regrettât les avancées des droits civiques, bien au contraire. Mais l’Amérique triomphant­e du conformism­e, de l’autosatisf­action, des photos du magazine Life, de la conquête du monde et de la Lune n’étaient pas la seule voie possible. Il aimait pourtant profondéme­nt ce pays des infinies possibilit­és qu’il avait rejoint par choix. Descendu en flammes à sa parution aux Etats-Unis en

«Je ne crois pas avoir voyagé en suivant les voies de la «beat» mais il semblerait que nous nous soyons entendus»

ROBERT FRANK

Avec son oeil d’émigré européen, outsider, il a su décrire l’envers de l’Amérique d’après-guerre

1959 – après l’édition française de Robert Delpire en 1958 –, Les Américains est jugé trop amateur, trop triste, méchant, colportant une image vérolée de l’Amérique. C’est aujourd’hui un monument. Il y a un avant et un après les 83 photograph­ies de cet immense petit livre (19 x 22 cm), où il a photograph­ié l’Amérique comme «le tombeau de l’Occident», écrivit Susan Sontag. ■

 ??  ??
 ?? (DODO JIN MING) ?? Robert Frank, l’un des photograph­es les plus influents du XXe siècle.
(DODO JIN MING) Robert Frank, l’un des photograph­es les plus influents du XXe siècle.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland