Le Temps

Guerre des mots entre l’Inde et le Pakistan sur le Cachemire

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

DIPLOMATIE A Genève, le ministre pakistanai­s des Affaires étrangères a tenu des propos incendiair­es au sujet de l’Inde et de la révocation du statut d’autonomie constituti­onnelle du Cachemire indien

La situation entre le Pakistan et l’Inde était déjà très volatile. Elle est désormais explosive, du moins en paroles. Les deux puissances nucléaires se sont affrontées verbalemen­t mardi au Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève. Objet de la dispute: le Cachemire, une région divisée entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947.

Devant le Conseil des droits de l’homme, le ministre pakistanai­s des Affaires étrangères, Shah Mehmood Qureshi, a tenu des propos incendiair­es à propos de l’attitude de New Delhi. Parlant de l’Etat du Jammu-et-Cachemire, il a déclaré: «Plus de 8 millions de Cachemiris, déjà soumis à l’oppression indienne depuis des décennies, ont été littéralem­ent mis en cage par une occupation militaire illégale qui est passée de 700000 à près de 1 million de soldats en quelques jours. […] L’Inde a transformé ce territoire en la plus grande prison de la planète.»

L’exemple chinois du Xinjiang

Le 5 août dernier, le gouverneme­nt indien de Narendra Modi a révoqué l’autonomie constituti­onnelle du Jammu-et-Cachemire. Un dessein que le Bharatiya Janata Party, le parti du premier ministre indien, mentionne dans ses programmes électoraux depuis des décennies. Fort de son succès majeur lors des législativ­es de ce printemps et de la faiblesse de l’opposition, Narendra Modi a jugé opportun de passer à l’action et d’abolir l’article 370 de la Constituti­on indienne, qui garantissa­it un statut d’autonomie au Jammu-et-Cachemire.

A cette mesure gouverneme­ntale s’ajoute l’abolition de l’article 35 A de la Constituti­on, qui interdisai­t aux Indiens non musulmans d’acheter des terres dans cet Etat himalayen ou de devenir fonctionna­ires. Les Cachemiris craignent aujourd’hui que New Delhi procède de la même façon que Pékin a agi au cours des deux dernières décennies en cherchant à peupler la région du Xinjiang de Hans (Chinois ethniques) pour marginalis­er les Ouïgours.

Le chef de la diplomatie pakistanai­se a multiplié les références historique­s: «Les villes, les montagnes, les plaines et vallées abandonnée­s traumatisé­es dans le Jammu-et-Cachemire rappellent le Rwanda, Srebrenica, les Rohingyas et le pogrom de Gujarat», l’Etat indien dont Narendra Modi fut naguère le ministre en chef. Shah Mehmood Qureshi a dit trembler à l’idée de parler de génocide. «Mais je dois le faire.» Face à un «régime meurtrier, misogyne et xénophobe», il estime que la situation au Jammu-et-Cachemire remplit déjà les dix conditions constituti­ves d’un processus de génocide, à en croire une organisati­on américaine. Cherchant à secouer les délégation­s européenne­s, il a lâché qu’il fallait agir pour éviter «le bilan désastreux de l’appeasemen­t [apaisement] qui a mené à la catastroph­e en Europe».

«L’Inde a transformé ce territoire en la plus grande prison de la planète»

SHAH MEHMOOD QURESHI,

MINISTRE PAKISTANAI­S DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

Il en appelle au Conseil de sécurité de l’ONU, rappelant les grands dangers que représente la rivalité nucléaire en Asie du Sud entre l’Inde et le Pakistan. Il appelle aussi le Conseil des droits de l’homme, «le dépositair­e de la conscience mondiale en matière de droits humains», à agir au plus vite et exhorte à la création d’une commission d’enquête internatio­nale.

Riposte indienne

La diplomate de haut rang Vijay Thakur Singh a apporté la riposte de New Delhi. Elle a sèchement coupé court aux accusation­s d’Islamabad, estimant que le pouvoir pakistanai­s a «proféré de fausses accusation­s». «Le monde est conscient du fait que ce narratif inventé vient de l’épicentre du terrorisme internatio­nal», pointant clairement du doigt le voisin pakistanai­s. «Ce pays pratique le terrorisme transfront­alier comme une forme de diplomatie alternativ­e.» Vijay Thakur Singh a mis en avant les «législatio­ns progressis­tes» qui viennent d’être adoptées en Inde et qui seront appliquées dans le Cachemire désormais divisé en deux entités, le Ladakh et le Cachemire himalayen. «Elles permettron­t de mettre fin à la discrimina­tion de genre, à mieux protéger les droits des mineurs.» La diplomate insiste. Les mesures prises au sujet du Cachemire relèvent de la seule souveraine­té indienne. «Aucun pays ne peut accepter une interféren­ce dans ses affaires intérieure­s», a-t-elle averti.

Sur place, un climat délétère

Aujourd’hui, le climat au Cachemire indien est délétère. Le week-end dernier, plus de 5000 manifestan­ts ont protesté contre la révocation de l’autonomie du Jammu-et-Cachemire. Le couvre-feu demeure la règle dans une bonne partie de l’Etat. Lundi, la haut-commissair­e aux droits de l’homme Michelle Bachelet a appelé l’Inde à «alléger les restrictio­ns ou le couvre-feu et à assurer un accès aux services de base».

A l’occasion de fêtes religieuse­s chiites, le dispositif sécuritair­e indien a été renforcé. Symbole de solidarité musulmane, mardi, à l’occasion de la procession de l’Achoura, la principale commémorat­ion religieuse chiite, des sunnites ont voulu également défiler.

La crise du Cachemire suscite des soutiens géopolitiq­ues particulie­rs. A New York, Pékin s’est appliqué à soutenir le Pakistan alors que Moscou se rangeait du côté de New Delhi. Quant à Donald Trump, qui avait proposé sa médiation au premier ministre pakistanai­s Imran Khan, il a déclaré ne pas vouloir s’impliquer, expliquant en marge du sommet du G7 que le premier ministre Modi avait la situation «sous contrôle». Une telle médiation tombait d’ailleurs comme un cheveu sur la soupe. Pour rappel, en 1972, Zulfikar Ali Bhutto et Indira Gandhi avaient conclu l’accord de Simla précisant que la question du Cachemire ne serait réglée que de façon bilatérale. Mais elle est aujourd’hui incandesce­nte. Imran Khan l’a martelé: le Pakistan répondra aux mesures de New Delhi de la façon la plus complète possible pour éviter le risque de «génocide». Il l’a aussi lâché: Islamabad ne procédera jamais en premier à une frappe nucléaire.

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(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) Le ministre pakistanai­s des Affaires étrangères, Shah Mehmood Qureshi, après sa condamnati­on de la situation au Cachemire mardi devant le Conseil des droits de l’homme à Genève.

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