Les nations en feu
Partout en Europe, la question nationale s’impose au-dessus des clivages politiques classiques. Les institutions démocratiques, conçues pour l’organisation intérieure des Etats dans une logique d’opposition gauche/ droite, sont mises au défi d’accompagner un partage de souveraineté jamais tenté et même contraire à l’histoire de la plupart des pays du continent. Gauche et droite ne se reconnaissent plus tout à fait, la nation balaie l’ordre stable dans lequel elles se rangeaient. J’ai le pouvoir démocratique de réclamer en Suisse l’égalité de salaire pour les hommes et les femmes. Mais je suis traître à la nation quand je réclame que ce salaire soit versé en euros. Le droit de défendre l’adhésion de la Suisse à l’Union existe toujours sur le papier mais il a socialement et politiquement reculé de façon spectaculaire dans les trente dernières années, à gauche comme à droite. Il est devenu incompatible avec le fait d’être Suisse. J’ai donc perdu l’espace de liberté démocratique qui me permettait de concevoir pour mon pays un avenir autre que strictement national. L’exemple britannique est encore plus parlant. En juin, quand Boris Johnson briguait la succession de Theresa May, un sondage montrait que 63% des membres du Parti conservateur préféraient le Brexit au maintien de l’Ecosse dans l’union britannique; que 59% étaient prêts à perdre l’Irlande du Nord s’il le fallait; que 61% ne voyaient pas d’inconvénient à la dégradation de l’économie si c’était le prix à payer pour sortir de l’UE; et que 54% iraient jusqu’à sacrifier le Parti conservateur pour le succès du Brexit. Le nationalisme anglais (englishness) l’emporte sur le nationalisme britannique (britishness), lui-même dominant l’appartenance partisane. Etre conservateur pro-UE n’est plus possible, preuve en est l’éjection par Johnson de 21 élus de ce parti qui ont osé s’opposer à sa stratégie de sortie de l’Union, du jamais vu dans l’histoire de la droite britannique. La nation en feu dévore jusqu’à la tradition.
Elle attaque le système bipartisan central aux institutions britanniques. Selon le dernier sondage de YouGov pour le «Times», les deux grands partis qui recueillaient 84% des suffrages aux élections législatives de 2017 n’en recevraient que 53% aujourd’hui. Les autres, Brexit Party, libéraux-démocrates, écologiste et Parti nationaliste écossais, qui n’en totalisaient que 13% en 2017, en récolteraient 45% demain. Parmi les Britanniques favorables au maintien dans l’Union, 38% ont l’intention de voter libéral-démocrate, 31% Labour, 10% écologiste et 14% conservateur. Symétriquement, parmi les partisans du Brexit, 51% ont l’intention de voter conservateur et 30% Brexit Party. C’est-à-dire que les opinions sur l’avenir du Royaume-Uni dans le monde, seul ou membre d’une entité supranationale, ne correspondent plus aux opinions séculaires gauche/droite formées dans le cours de l’administration intérieure du pays. Une rupture est intervenue, dont on voit les effets dans les manoeuvres procédurières pendables auxquelles se livre le gouvernement pour tenter de forcer une solution de Brexit. Le parlement lui résiste mais sans pouvoir produire lui-même une solution de rechange. Le système institutionnel du Royaume est mis en échec.
Le populisme autoritaire qui exploite la question nationale dans la plupart des pays s’accompagne de manipulations plus ou moins grossières des institutions démocratiques. Donald Trump a trouvé moyen de détourner le véto financier du Congrès pour construire son «mur» contre le Mexique. Ses clones font pareil ailleurs. Pourquoi le peuvent-ils? Est-ce la démocratie qui décline sous l’effet d’une fatigue culturelle, comme j’entends dire en fin de soirée quand les arguments sont épuisés? Ou est-ce plutôt la question nationale qui, faute des instruments politiques nécessaires à son élaboration et formulation adéquates au monde d’aujourd’hui, déboule avec violence dans nos démocraties de porcelaine laissées sans surveillance ni projet?
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