Le Temps

«Il voyait ce que les autres ne voyaient pas»

Le photograph­e bernois Michael von Graffenrie­d a bien connu l’artiste, qu’il rencontrai­t entre New York et la Suisse. Il dit aujourd’hui son admiration pour celui qui savait sublimer la banalité

- PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE NUSSBAUM t@Virginie_Nb

Il y a vingt-sept ans, lors d’une exposition parisienne, le photograph­e bernois Michael de Graffenrie­d rencontre Robert Frank, qui l’invite à dîner. C’est la naissance d’une longue amitié, entretenue entre la Suisse et les Etats-Unis. A l’annonce de sa disparitio­n, Michael von Graffenrie­d dit son admiration pour ce solitaire, qui savait mieux que personne capturer l’humanité.

Quel souvenir gardez-vous de Robert Frank? Je me souviens d’un jour, en 2014. Je suis allé à New York et lui ai proposé de faire des photos à Brooklyn avec moi. Sa femme m’a dit «Tu es fou, il ne le fera pas!» car il avait déjà 90 ans et ne tenait plus très bien sur ses jambes. Mais il a pris sa voiture et, dès qu’il s’est assis, il était comme un jeune gars, fonçant sur le Brooklyn Bridge à une vitesse effrayante! Je me suis dit qu’il était vraiment Américain à 100%.

Quelle était la particular­ité du regard qu’il portait sur le monde? Robert s’intéressai­t au banal. Si, au départ, les Américains ont trouvé ses photos décevantes, c’est qu’elles ne représenta­ient pas ce qu’ils voulaient voir: le succès, le glamour… Lui préférait la réalité ordinaire, montrer l’humain dans ses plus petits moments, y trouver de l’esthétisme. Il était hyper curieux, flairait la photo, voyait ce que les autres ne voyaient pas. La technique ne servait qu’à conserver ces instants précieux. C’est ça qui faisait sa force, et c’est là le drame de sa disparitio­n: aujourd’hui, les photos sont le plus souvent montées, retouchées.

Vous avez souvent dit de Robert Frank qu’il nageait à contre-courant… Il a toujours fait le contraire de ce qu’on attendait de lui. Quand The Americans a été reconnu, ça ne l’intéressai­t déjà plus. Il ne voulait plus être photograph­e, il

«Il était compliqué, se cherchait en permanence, jamais à la mode»

a brûlé des clichés, est passé aux films, aux collages, puis s’en est lassé… Il était compliqué, se cherchait en permanence, jamais à la mode. Et c’était un cow-boy solitaire, seul contre le monde. D’ailleurs, c’est pour ça qu’il n’a jamais pu travailler dans une rédaction. Il disait aussi: «Il faut prendre la photo et courir!» Il ne discutait jamais vraiment avec ses modèles.

Robert Frank a quitté la Suisse en 1947, à 23 ans. A-t-il un jour renoué avec son pays natal? Bien plus tard dans sa vie. C’est avec moi qu’il a redécouver­t la Suisse alémanique. En 2012, il a été invité à Berne pour une conférence, durant laquelle il s’est ouvert, a raconté des souvenirs en mêlant anglais, français et suisse-allemand. Un collection­neur lui a proposé un atelier ici. Je crois qu’il aurait bien aimé rester, mais sa femme ne l’aurait jamais suivi.

Comment a-t-il vécu ses dernières années? Robert a travaillé jusqu’à la fin! J’allais lui rendre visite dans sa maison un peu fatiguée du quartier de NoHo et, quand il faisait beau, je le trouvais toujours devant son atelier – à côté d’un petit arbre dont il me disait toujours qu’il l’avait planté luimême il y a cinquantea­ns, le seul de la rue!

Un éditeur à Göttingen, Steidl, a continué de sortir deux, trois livres de lui tous les ans. C’était toujours du Robert Frank, en noir et blanc, mais avant tout des photos de ses proches, ceux qui lui rendaient visite. Un peu comme un journal intime. Pour moi, il est resté le plus grand photograph­e parce qu’il est resté le plus simple. ■

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PHOTOGRAPH­E
MICHAEL VON GRAFFENRIE­D PHOTOGRAPH­E

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