Le Temps

Daniel Pauly, des Thénardier chaux-de-fonniers aux océans

Avant de se battre pour la survie des espèces marines, cet océanograp­he a surmonté une enfance maltraitée dans les Montagnes neuchâtelo­ises. Une biographie vient de paraître sur ce modèle de modestie et de résilience

- MARIE MAURISSE t @MarieMauri­sse

C’est l’histoire d’un enfant triste qui force le destin pour devenir un homme heureux. Un conte qui n’a rien d’une fiction: tel est le parcours de Daniel Pauly, professeur en biologie marine et défenseur des écosystème­s marins, qui a vécu le pire avant de vivre le meilleur. Et de se battre pour le mieux, comme le détaille sa biographie, Un Océan de combats, écrite par David Grémillet et parue récemment aux Editions Wildprojec­t.

Ce scientifiq­ue français habite depuis quelques années à Vancouver, où il enseigne à l’Université de Colombie-Britanniqu­e. De son passé suisse, il ne parle pas volontiers. Et pour cause: les quelque quinze années qu’il a passées à La Chaux-de-Fonds ont été horribles, selon ses mots. Né en mai 1946 à Paris, le petit Daniel est envoyé dans une famille neuchâtelo­ise, à l’âge de 2 ans et demi. «Ma mère, Renée Clément, n’avait que 26 ans, elle était seule et dans la misère, explique-t-il. Elle me promenait sur les quais de la Seine, quand des gens m’ont repéré et emporté, sous prétexte de prendre soin de moi. En vérité c’était un rapt, et je l’ai perdue de vue pendant des années.»

De vrais Thénardier

A La Chaux-de-Fonds, les présumés bienfaiteu­rs s’avèrent être de vrais Thénardier. Daniel débarque dans un foyer vivant des maigres revenus du père, qui exerce le métier de chiffonnie­r. La mère de famille a déjà trois enfants et vient de perdre un bébé – elle prend vite Daniel en grippe. Livré à lui-même, le petit est vêtu de haillons. Son camarade de classe de l’époque, Jean-François Blaser, se souvient qu’il «avait à peine un pull en hiver, même pas de manteau. Il était sauvage et mal élevé, à tel point que je n’osais pas l’inviter chez moi. Je ne savais rien de ce qu’il vivait à la maison, jusqu’à ce qu’un professeur qui venait lui rendre visite se rende compte qu’il était maltraité. Aujourd’hui encore, je m’en veux de n’avoir rien remarqué.»

Du nom de ses bourreaux, Daniel Pauly ne dira rien. Il ne souhaite pas s’appesantir sur ces années de solitude, un tunnel qu’il a traversé sans se retourner. «Au fond je ne sais pas si j’ai souffert, dit-il pudiquemen­t. Sûrement que oui, mais après, je me suis rattrapé, j’ai retrouvé ma mère, mon beau-père m’a adopté, puis j’ai eu une vie normale. J’ai brisé le cycle du malheur.» A La Chaux-de-Fonds, Daniel est le seul enfant de couleur. Chez lui, il faut qu’il travaille, sans quoi on ne le nourrit pas.

En grandissan­t, il se fait remarquer par quelques-uns de ses camarades, qui jouent avec lui, lui font tricoter des habits et lui offrent de la nourriture et des pâtisserie­s – dont Suzy, qui deviendra plus tard l’épouse de Jean-François Blaser. D’autres bienfaiteu­rs jouent un grand rôle dans sa survie. «Une vendeuse de Migros de mon quartier avait remarqué que j’étais sale et livré à moi-même, se rappelle-t-il. Elle a été une fée dans ma vie. Elle m’invitait chez elle une fois par mois, je pouvais me laver. Son papa était contremaît­re dans l’industrie horlogère, c’était une fenêtre sur la normalité. Cela m’a permis de ne pas tomber dans la pathologie ou la délinquanc­e.» Plus tard, celle qu’il appelle sa «marraine» se marie. A l’occasion de vacances en Espagne en 1954, à Tarragone, elle le prend avec elle. Il a 9 ans, c’est la première fois qu’il voit la mer.

A l’adolescenc­e, il travaille quelque temps dans l’horlogerie, puis, sur les conseils d’un de ses professeur­s, part pour l’Allemagne. A Wuppertal, âgé de 16 ans et demi, il travaille comme manoeuvre dans une fabrique de peinture et de brosses et prend des cours du soir pour apprendre la langue. «C’est là que l’armée française me retrouve et me remet en contact avec ma famille française», précise-t-il. Il passe son bac, puis choisit d’étudier la science halieutiqu­e, la zoologie et l’océanograp­hie physique.

Il obtient une bourse d’études et effectue des gardes de nuit dans un hôpital. Les années passent et il réussit son master puis son doctorat, qu’il obtient en 1979. Pourquoi avoir choisi l’océanograp­hie? «Je ne suis pas devenu biologiste marin parce que j’avais une affinité particuliè­re avec la mer, avoue-t-il. Je voulais avoir un métier utile, dans un pays du tiers-monde. Je suis d’abord parti en Indonésie, puis aux Philippine­s, où je suis finalement resté vingt ans.»

Retour en Suisse

Il quitte l’Asie pour Vancouver en 1994, où on lui propose un poste d’enseignant. Quelques années plus tard, il lance le projet Sea Around Us, afin de cartograph­ier l’impact de la pêche sur les océans. La démarche lui permet d’avoir suffisamme­nt de notoriété pour que ses alertes soient entendues. Avec un message clé: «Plus de 90% des stocks de poissons se trouvent à l’intérieur des zones exclusives économique­s. Les pays devraient être capables de gérer leurs stocks avec des quotas! C’est comme si vous aviez 10 millions à la banque, mais qu’au lieu de vous satisfaire des intérêts, vous entamiez le capital jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.»

Dans les années 1960, quand Daniel Pauly vivait comme dans un roman de Charles Dickens, il avait l’habitude de se moquer gentiment de son ami Jean-François Blaser. «J’élevais des poissons dans un aquarium, raconte le retraité. Je voulais en faire mon métier et cela le faisait rire. Je n’aurais jamais pu soupçonner qu’il allait faire carrière ainsi, et gérer la plus grande banque de données de poissons du monde.» Les deux amis se sont retrouvés avec émotion en 1992, lorsque Daniel Pauly est venu montrer La Chaux-de-Fonds à ses deux enfants. A la bibliothèq­ue, un de ses livres est posé sur les étagères. Comme une douce revanche.

«Je ne suis pas devenu biologiste marin parce que j’avais une affinité particuliè­re avec la mer, avoue-t-il. Je voulais avoir un métier utile, dans un pays du tiers-monde»

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