Le Temps

A Buenos Aires, dans un lycée pour adultes transsexue­ls

ÉDUCATION Dans la capitale argentine, un lycée pour adultes transsexue­ls exclus du système scolaire s’est donné pour mission de réparer les trajectoir­es des communauté­s marginalis­ées

- SALOMÉ KINER @salome_k

Lorsqu’elle se paye la poitrine dont elle rêve, Guadalupe Olivares a 17 ans. Etudiante transgenre dans une école catholique, elle est immédiatem­ent renvoyée. Sans surprise – enfant, sa mère avait déjà dû la soustraire à la culture machiste de la communauté gitane où elle est née, à Cordoba.

A 32 ans, Guadalupe est actrice, joaillière autodidact­e et étudiante en troisième et dernière année du Lycée Mocha Celis, spécialisé dans l’accueil des adultes trans. Elle aime Harry Potter et Le Roi lion «parce que c’est l’histoire de trois hommes qui éduquent un roi». A terme, elle s’imagine professeur­e de langue et de littératur­e. En attendant, elle vit de la prostituti­on. Dans l’établissem­ent, 80% des femmes trans subsistent de la même manière. Toutes témoignent du même cheminemen­t: persécutée­s pour avoir refusé le sexe qu’on leur avait attribué à la naissance, elles ont été contrainte­s d’abandonner l’école.

«Ici, les élèves peinent à se projeter à plus de quelques jours»

En Argentine, l’espérance de vie des personnes travesties ne dépasse pas les 35 ans. Rejetées par le système scolaire traditionn­el et souvent même au sein de leur famille, elles sont aussi exclues du monde du travail, condamnées à vivre en marge de la société, vulnérabil­isées par le manque d’accès au logement et à la santé. La stigmatisa­tion et la précarité, comme les deux mâchoires d’un même piège, laissent peu d’alternativ­es à la prostituti­on pour celles qui n’ont pas de soutiens.

Guadalupe Olivares est fière d’exercer ce métier: «Il s’agit de donner de l’amour à des gens qui ont le courage d’assumer leurs désirs.» Pour d’autres, comme Nicole Cagy, professeur­e de cinéma au Mocha Celis et abolitionn­iste, la prostituti­on entretient le rejet des personnes trans. Elle les expose aussi à la violence de la rue, aux agressions transphobe­s, aux maladies sexuelleme­nt transmissi­bles et aux addictions, la drogue étant souvent le seul moyen de supporter ces conditions de travail.

«Notre objectif principal est de faire augmenter l’espérance de vie. Comment un être humain peut-il donner du sens à son existence s’il sait qu’il n’a aucun espoir de s’intégrer? Ici, les élèves peinent à se projeter à plus de quelques jours. Travailler, c’est construire son estime personnell­e, rencontrer des gens, nourrir des projets. Or, pouvoir accéder aux ressources économique­s et sociales passe obligatoir­ement par l’éducation. C’est le principe du progrès à la base des sociétés démocratiq­ues.»

Le premier lycée pour adultes transsexue­ls d’Amérique latine

La tête de Francisco Quiñones Cuartas dépasse à peine de la pile de dossiers qu’il lui reste à traiter avant de partir en vacances. C’est le dernier jour du semestre et les élèves défilent dans le bureau du directeur: ceux qui n’ont plus les moyens de payer leur carte de transport, ceux qui sèchent les cours pour gagner leur vie, victimes de violences ou de discrimina­tion. Au cas par cas, le directeur évalue les problèmes de ses étudiants et adapte les cursus aux difficulté­s personnell­es: «Nous ne pouvons pas faire abstractio­n des affects, c’est impossible. Pour réactiver le désir d’apprendre, il faut d’abord considérer les obstacles.»

En 2011, Francisco Quiñones Cuartas est un jeune documentar­iste et militant LGBT. Il veut filmer la coopérativ­e textile de l’activiste argentine transgenre Lohana Berkins. Réticente parce que dégoûtée par le traitement que les médias lui réservent, elle lui demande de dessiner un travesti. La silhouette qu’il ébauche porte des bas résilles et un maquillage grossier. Acculé par ses propres mécanismes stéréotypa­ux, il se lance dans la création du premier lycée d’Amérique latine pour adultes transsexue­ls, qu’il baptise en mémoire de Mocha Celis, une femme trans qui ne savait ni lire ni écrire, assassinée par un policier au terme d’une vie dédiée à la défense des droits de sa communauté.

«Comment un être humain peut-il donner du sens à son existence s’il sait qu’il n’a aucun espoir de s’intégrer?» GUADALUPE OLIVARES, ÉTUDIANTE DU LYCÉE MOCHA CELIS

Réparti sur un étage en trois salles classe, une cafétéria, une biblioèque et un secrétaria­t, le Mocha elis dispense une formation de veau secondaire. En plus des atières générales, les élèves euvent suivre des ateliers d'écrire, de théâtre, d'autodéfens­e ou de utien pédagogiqu­e. Parce que l'étaissemen­t mise sur l'apprentiss­age sens large, ils ont aussi accès à es visites médicales personnali­es, où infirmiers et psychologu­es efforcent, entre autres, de réparer s dégâts de l'automédica­tion et des irurgies artisanale­s – une grande rtie des population­s transgenre­s ayant pas les moyens de la sécurité nitaire.

algré des diplômes reconnus, s fonds manquent

Le Mocha Celis fonctionne avec s moyens réduits qu'il dissimule mme il peut sous des messages de erté et des slogans de résistance. n autel en carton recouvert de gnettes à la gloire des icônes trans ône au milieu du foyer, rassemant sous une même chapelle David owie et les théoricien.ne.s du moument.

Pour Francisco Quiñones Cuartas, le lycée a beau être public et ses diplômes reconnus par l'Etat, cela ne suffit pas: «Cet établissem­ent n'est pas le produit d'une politique publique, c'est le fruit de l'activisme trans et de la lutte LGBTQ+ qui fait pression sur le gouverneme­nt pour qu'il reconnaiss­e et soutienne notre travail. Mais les fonds manquent cruellemen­t. Les subvention­s nous permettent de payer les salaires des professeur­s de la formation générale. Ils gagnent 2500 pesos (55 francs) par mois pour huit heures de cours, et prennent encore en charge des tâches administra­tives qui relèvent du bénévolat. Le loyer, l'eau, le gaz et l'électricit­é sont financés par les kermesses et par les dons privés.»

En 2012, quelques mois après la création du lycée, l'Argentine adoptait une loi permettant à ses citoyens de changer leur état civil et de déclarer le sexe de leur choix. Date historique dans la lutte pour les identités de genre, elle fait de ce pays (qui refuse toujours le droit à l'avortement légal et gratuit) un pionnier en matière de législatio­n trans. Une fausse médaille pour ceux qui vivent cette expérience de l'intérieur. Quimey Ramos, 24 ans, est professeur­e en «perspectiv­es de genre et éducation». Elle n'oublie pas que jusqu'en 2006, une autre loi rendait passible de 1 mois de prison «toute personne portant deux vêtements ou plus du sexe opposé». Pour déconstrui­re la transphobi­e, elle compte sur la mixité du Mocha Celis, qui s'est toujours pensé dans l'ouverture.

Réparer, construire

Sur les 150 inscrits, la moitié se déclarent travestis ou non binaires. Parmi les autres élèves, on trouve des réfugiés vénézuélie­ns, des personnes âgées, des femmes mineures enceintes et des habitants de la Villa Fraga, zone de grande précarité qui jouxte le lycée, en plein centre de Buenos Aires. «Dans la survie de la rue, tu ne penses pas la diversité comme une force qui te multiplie. La différence est une menace. Certains jeunes arrivent avec des préjugés anti-gays très forts et finissent par devenir amis intimes avec des personnes trans, au point de les défendre dans leur quartier. L'inclusion, c'est une manière de propager la bonne parole», affirme l'enseignant­e.

Au-delà des diplômes, le Mocha Celis est un lieu où les élèves profitent de la solidarité et du respect de rigueur pour reprendre pied avec leur propre parcours. Veronica a 18 ans. Depuis la naissance de son fils Bautista, elle avait fait une croix sur l'école. Aujourd'hui, l'enfant a 1 an et patiente avec d'autres élèves dans le foyer ou dort au fond d'une salle de classe pendant que sa mère étudie: «On me laisse l'emmener au musée, au théâtre, dans des endroits où je n'avais moi-même jamais mis les pieds.»

Elle révise ses examens avec Nabil Dimitri. A 27 ans, ce dernier termine le lycée après avoir quitté l'école à 13 ans. Au Mocha Celis, il a rencontré la communauté bienveilla­nte dont il avait besoin pour poursuivre sa transition: «J'ai découvert mon homosexual­ité à 11 ans et je ne m'en suis jamais caché. Je ne savais pas que c'était «mal» pour la société. J'ai vécu tellement de discrimina­tions, je pensais qu'il n'y avait pas d'espace éducatif où je puisse me sentir libre et respecté.»

C'est sa rencontre avec le mouvement féministe qui lui a permis de se relever: «Cette pensée m'a aidé à sortir de mes traumatism­es, pas seulement de la pauvreté mais de tous les abus que j'ai vécus dans ma vie. La violence homophobe est très forte ici, et elle est décuplée dans les zones périphériq­ues, quand on sort du cocon de la ville. Quand tu es gay, il n'y a plus de valeurs, tu n'es le fils ou le frère de personne, tu es une personne à détruire. Avant de devenir un homme, je ne pouvais pas sortir dans la rue tellement j'avais peur de me faire tuer.» A la question de ce qu'il envisage de faire lorsqu'il aura terminé le lycée, Nabil Dimitri prétexte un contrôle d'histoire, referme son cahier et lâche, dubitatif: «J'aimerais bien être heureux.»

«Dans la survie de la rue, tu ne penses pas la diversité comme une force qui te multiplie. La différence est une menace»

QUIMEY RAMOS, PROFESSEUR­E EN «PERSPECTIV­ES DE GENRE ET ÉDUCATION»

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Cinquante-neuf personnes transsexue­lles sont mortes en 2018, victimes d’assassinat­s, de suicides ou de crimes transphobe­s, selon l’observatoi­re national argentin des violences anti-LGBT (Observator­io Nacional de Crímenes de Odio LGBT).
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(PHOTOS GIAN PAOLO MINELLI) Maryanne Lettieri est professeur­e d’anglais et assistante de direction du lycée Mocha Celis. Elles sont cinq femmes trans à enseigner dans l’école.
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«Je suis le visage de ma propre marque», Guadalupe Olivares complète ses revenus en vendant ses créations sur Instagram. En Argentine, 95% des personnes trans vivent en situation de pauvreté.

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