Le Temps

«On rêvait d’une nouvelle vie. On l’a eue, mais elle est pire»

Les Tunisiens votent dimanche pour élire leur président. Dans la ville qui a vu naître le Printemps arabe en décembre 2010, l'heure est au désenchant­ement: le développem­ent économique n'a pas suivi l'émancipati­on politique

- MATHIEU GALTIER, SIDI BOUZID

A 270 km au sud de Tunis, Sidi Bouzid a vu naître le Printemps arabe. C’est là qu’un vendeur ambulant s’est immolé le 17 décembre 2010 après qu’on lui a confisqué sa charrette. Un geste de désespoir qui déclencher­a la révolution tunisienne. Neuf ans plus tard, les espoirs soulevés par cette révolte populaire ont laissé place au désenchant­ement. Le développem­ent économique n’a pas suivi l’émancipati­on politique. Et, avant l’élection présidenti­elle de ce dimanche, les habitants disent leur colère. Reportage.

En fin d’après-midi, les résidents du quartier El-Filahi, à l’extrême sud de Sidi Bouzid, ont l’habitude de traverser la route, une chaise en plastique à la main, pour s’installer à l’ombre des grands arbres et discuter tout en profitant de la vue qu’offrent les champs d’oliviers. Ces derniers jours, l’élection présidenti­elle du 15 septembre est le sujet de conversati­on.

Porte-parole d’un groupe de retraités réunis autour d’une théière, Mohamed confie que l’état d’esprit n’est pas à l’optimisme: «Nous irons voter par devoir mais aucun des 26 candidats ne convainc. Rien n’a changé à Sidi Bouzid depuis 2011 [l’ancien dictateur a été renversé le 14 janvier 2011]. Les politicien­s disent que Sidi Bouzid est le coeur du pays parce que la révolution a commencé ici. Mais la vraie Sidi Bouzid, c’est ça!» Sa main désigne la route: un chantier qui dure depuis un an sur lequel les voitures doivent esquiver nids-de-poule, graviers et bordures cassées.

C’est à Sidi Bouzid, à 270 km au sud de Tunis, que le vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s’est immolé le 17 décembre 2010 après qu’on lui a confisqué sa charrette et sa balance. Ce geste de désespoir déclenche la révolution. Près de neuf ans plus tard, la fierté a laissé place à la colère. Les candidats à la seconde élection présidenti­elle démocratiq­ue après celle de 2014 l’ont compris. Leurs passages se font en catimini, conscients de susciter la colère. A l’image du premier ministre, Youssef Chahed, qui, le 5 septembre, est resté moins de deux heures dans la ville. «Personne n’était au courant de sa venue. Son discours était une blague, il a parlé d’économie, mais depuis trois ans qu’il est au pouvoir, c’est lui qui a détruit l’économie», raconte l’homme d’affaires Moustapha Zinoui.

Avec 15% de chômage, Sidi Bouzid est dans la moyenne nationale. Au lendemain de la révolution, la ville symbole de quelque 50000 habitants a bénéficié de nombreuses améliorati­ons dont rêveraient la plupart des régions de l’intérieur, délaissées historique­ment par le pouvoir au profit des villes côtières. Les revêtement­s des routes principale­s ont été refaits. L’Institut supérieur des études technologi­ques (Iset) a été réhabilité en 2012 et son équipement est l’un des plus modernes du pays.

«De la poudre aux yeux, s’emporte Akram Akremi à la terrasse d’un café. Je suis déjà diplômé, je n’ai pas besoin de l’Iset. Je suis au chômage depuis la révolution: j’irai où sur la route? Par contre, on a besoin d’un vrai hôpital qu’on nous promet depuis 2012. On attend toujours.» L’homme de 32 ans assure qu’il pourrait voter Abir Moussi. L’avocate et dirigeante du Parti destourien libre est une des plus farouches contemptri­ces de la révolution. «La liberté d’expression ne suffit pas, expliquait-elle devant la presse étrangère le 30 août. Elle est utilisée pour cacher l’échec économique. Les Tunisiens ont besoin de manger.»

Le révolution­naire Samir Abdeli approuve. Son téléphone regorge d’images de lui manifestan­t en 2010: «On rêvait d’une nouvelle vie. On l’a eue mais elle est pire», raconte-t-il avant de lister les produits alimentair­es dont les prix ont explosé: le kilo de tomates a été multiplié par 30, celui des pommes de terre par 10, la farine par deux, etc. Une inflation que la population tolère d’autant moins que Sidi Bouzid est une région fertile.

Le dinar en chute libre après 2010

«Son discours était une blague, il a parlé d’économie, mais depuis trois ans qu’il est au pouvoir, c’est lui qui a détruit l’économie» MOUSTAPHA ZINOUI, HOMME D’AFFAIRES

«Nous représento­ns 18% de la production agricole nationale, mais nos coûts ont triplé à cause de la chute du dinar [qui a perdu 223% de sa valeur par rapport au dollar entre 2010 et 2019. Les engrais importés sont devenus hors de prix», détaille Midani Dhaoui, représenta­nt régional du syndicat agricole Synagri. Ce cultivateu­r de tomates s’est résolu à louer 30 de ses 80 hectares de terrain, car les bénéfices sont devenus quasi nuls.

Au volant de son 4x4, sur la route qui mène vers le sud du pays, Midani Dhaoui tend parfois son bras, de part et d’autre de la route, pour désigner des chemins terreux défoncés: «Refaire la route principale, c’est bien, mais il faudrait enfin s’occuper des petites routes qui mènent aux exploitati­ons, sinon, ça ne sert à rien.» Ces derniers mois, la région a été endeuillée par des accidents fatals à de nombreuses journalièr­es agricoles qui s’entassent à l’arrière de pick-up pour aller aux champs. «Les autorités ont proposé de fournir des bus. Vous voyez un bus s’engager dans ces chemins tortueux?» s’offusque Midani Dhaoui qui fustige des améliorati­ons en trompe-l’oeil.

En centre-ville aussi, le décor ne trompe plus personne. Dans les rues, les portraits de Mohamed Bouazizi et les bâtiments publics renommés «17 décembre» sont nombreux. En face de la mairie, un lourd portail noir arbore un «Musée de la révolution» en lettres blanches. Devant l’étranger qui tente en vain d’y pénétrer, un passant, hilare, révèle qu’il n’y a jamais eu de musée. De l’autre côté de la porte, c’est un terrain vague.

 ?? (ANIS MILI/AFP) ?? Dans le centre de Sidi Bouzid. La ville de 50 000 habitants connaît 15% de chomage, un taux qui correspond à la moyenne nationale.
(ANIS MILI/AFP) Dans le centre de Sidi Bouzid. La ville de 50 000 habitants connaît 15% de chomage, un taux qui correspond à la moyenne nationale.

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