Le Temps

Ne vous méfiez pas (toujours) des inconnus

- VIRGINIE NUSSBAUM @Virginie_Nb

Le quotidien, c’est comme un vieil appartemen­t. On évolue si souvent dans le même environnem­ent, le même décor familier qu’on finit par ne plus les regarder. Le drôle de coude que forme la rue où l’on prend son bus; la devanture colorée du café à côté; et surtout, le flot d’inconnus croisés au milieu.

Combien de silhouette­s voit-on défiler chaque jour, rien que sur le chemin du bureau? Cinquante? Cent? Plus encore? Difficile de les compter puisque, en général, on ne les remarque même pas. Parfois, on se demande où ils se rendent, pourquoi cet air rêveur ou chiffonné. Et d’autres fois, plus rares, on échange de brefs moments de grâce.

Les vacances sont particuliè­rement propices à ces rencontres furtives. Sans doute parce qu’on a le temps, l’âme aventurièr­e ou que les circonstan­ces nous clouent pendant huit heures sur la même banquette. Alors que je suis tout juste rentrée de voyage, en train de nuit qui plus est – génération écolos à tresses oblige –, ces visages sont encore frais dans mon esprit, photos-souvenirs d’un album invisible.

Le regard de cette Croate racontant son exil à Zurich dans les années 1990 pour fuir la guerre, à tout juste 23 ans. Ou cette quinqua américaine, dont la fille mannequin s’affiche sur les plus grands billboards de New York, qui m’a demandé si moi, je trouvais du sens à mon travail.

Plus tard, sur une petite île slovène, la rencontre avec un local rigolard qui venait de lancer sa marque de tongs en goudron souple et gravier, pour un massage des pieds à chaque pas – testé, approuvé. Ou encore cet adolescent italien impatient de partager, dans une crique de l’Adriatique et un anglais approximat­if, sa passion pour l’étude des forêts.

Pas besoin d’un grand déballage ou d’un coup de foudre à la Before Sunrise. Quelques mots suffisent à nous sortir de notre réserve. Et il n’y a rien de plus grisant que de se laisser surprendre, sentir qu’une connexion s’esquisse… Puis cette triste constatati­on: on ne se reverra certaineme­nt jamais. Alors pourquoi se donner cette peine? Les Japonais ont une expression toute trouvée. «Chi-go ichi-e», «une seule fois dans la vie»: il faudrait chérir chaque rencontre, unique par définition. Cette philosophi­e, qui décrivait originelle­ment la cérémonie du thé, pourrait aussi s’appliquer à nos rendez-vous sur la route. Savourer le passager. D’autant que c’est justement parce qu’elles sont sans lendemain, et donc libres de tout dessein, qu’elles sonnent aussi vrai.

Méfie-toi des étrangers, nous a-t-on répété. Alors que, si on leur en laisse la possibilit­é, ils nous offrent volontiers un instant de spontanéit­é et, si si, d’intimité.

«Rien de plus grisant que de sentir qu’une connexion s’esquisse»

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