Le Temps

Ursula Nordmann, un point d’honneur à rendre justice aux femmes

Les petites écolières du canton de Vaud, jusqu’en 1982, devaient être meilleures que les garçons pour entrer au collège. Alors avocate stagiaire, elle a réglé cette inégalité avant de devenir juge fédérale

- AÏNA SKJELLAUG @AinaSkjell­aug

Dans le café du centre-ville lausannois où elle nous attend, il n’est pas difficile de reconnaîtr­e Ursula Nordmann, si l’on sait à quoi ressemble son fils, le conseiller national socialiste vaudois Roger Nordmann. Elle salue, rouspète un peu contre le volume de la musique et l’affaisseme­nt des fauteuils, elle ne comprend surtout pas bien ce qu’on lui veut, elle qui a pris sa retraite il y a douze ans déjà. Pourtant, sur le long chemin vers l’égalité, cette féministe revendiqué­e a posé plus qu’un jalon – une borne – qui a notablemen­t marqué le canton de Vaud.

Une peur: trop de filles

Ursula s’appelle encore Zimmermann lorsqu’elle arrive à Lausanne par amour, elle vient de Zurich et a fait un crochet par l’Université de Saint-Gall, où elle s’est formée à l’économie. Ici, elle recommence des études de droit et c’est comme avocate stagiaire, avec des enfants en bas âge, qu’elle porte la première grosse affaire de sa vie.

En 1981, l’école vaudoise est mixte depuis une vingtaine d’années déjà, mais dans les classes règne une inégalité que tous ne considèren­t pas comme telle. Les jeunes écolières, pour passer de l’école primaire au collège, doivent être meilleures que leurs petits camarades. «Le Conseil d’Etat avait peur qu’il y ait trop de filles. Vu qu’aux mêmes examens, elles réussissai­ent mieux que les garçons, l’instructio­n publique prônait ces barèmes différenci­és qui permettaie­nt de maintenir des proportion­s équivalent­es», se remémore Ursula Nordmann.

A l’époque, chaque établissem­ent du canton dispose d’une liberté pour fixer ses points d’entrée. Le seuil d’admission au collège n’est déterminé qu’une fois que les six épreuves d’examen finales sont effectuées. La proportion d’élèves diplômés est la même chaque année, et l’objectif est d’admettre un nombre fixé d’avance d’élèves masculins et féminins: les résultats de leurs tests sont donc traités séparément. En 1981, un groupe de parents de 12 élèves filles de Lausanne, Morges et Pully qui ont toutes échoué à l’examen d’admission (mais l’auraient eu si elles étaient des garçons) font recours auprès des commission­s scolaires, puis du départemen­t cantonal, puis du conseil d’Etat. Ils sont représenté­s par Ursula Nordmann qui, face à un troisième rejet, porte l’affaire devant l’instance judiciaire suprême.

«Le sentiment qui m’habitait? Je n’étais pas en rogne, je trouvais plutôt tout cela ridicule, avoue-t-elle aujourd’hui. Le Conseil d’Etat avait justifié cette différence de traitement par le développem­ent physique et psychologi­que différent des deux sexes à cet âge. Il prônait un système de quotas qu’on refusait partout ailleurs et refuse encore en faveur des femmes.» En 1982, le Tribunal fédéral lui donne raison: «Le système des barèmes différenci­és défavorabl­es aux filles viole le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes», tranche-t-il.

A côté de son ristretto, Ursula Nordmann pose sur la table différente­s révisions de Codes civils et de Constituti­ons: «C’est ainsi que l’on retrace l’évolution», sourit-elle. En Suisse, l’égalité des sexes est inscrite dans la Constituti­on depuis 1981.

En 1983, lorsque la Lausannois­e d’adoption passe son brevet, elles ne sont que quatre femmes inscrites au Barreau vaudois. On vient la chercher pour siéger à la Commission fédérale des affaires féminines, puis à la Commission extraparle­mentaire de la révision du droit de famille. «Je me suis toujours dite féministe, la perception du terme a évolué à travers les âges.»

Elle se dit ravie de la mobilisati­on du 14 juin dernier, et appuie le tournant qu’a pris la libération de la parole des femmes avec le mouvement #MeToo, sous réserve de la présomptio­n d’innocence. Le prochain chapitre du féminisme se jouera autour de la libération des hommes et de leur implicatio­n dans la famille, pense-t-elle. «Le socialisme, aujourd’hui fortement présent dans les villes suisses, soutient ces changement­s de société.»

Ursula Nordmann a eu deux fils et deux petits-enfants, dont une petite-fille. Elle ne la traite pas différemme­nt, mais doit peut-être davantage lui répéter des choses liées à la confiance en soi. «Il faut arrêter de dire aux filles qu’il s’agit d’être belles plus que d’être intelligen­tes. Les femmes doivent choisir des formations qui leur permettent d’être indépendan­tes financière­ment.» C’est ce que se disait déjà Ursula, bambine, voyant sa mère élever seule ses quatre enfants.

Son élection en 1996 fait d’elle la première mère de famille à siéger au Tribunal fédéral. Elle s’y est énormément plu, a oeuvré à l’interpréta­tion de la nouvelle loi sur le divorce, non plus basée sur la faute, mais sur les besoins futurs des ex-époux, «un tout autre état d’esprit». Bientôt probableme­nt, le peuple suisse se prononcera sur le tirage au sort des juges fédéraux, ce qui, selon les initiants, «garantirai­t leur indépendan­ce».

Au maximum vingt ans

Ursula Nordmann préfère le système actuel: l’élection par le parlement fédéral, qui «assure une représenta­tion équitable de toutes les tendances». Pour mieux garantir l’indépendan­ce des juges, elle plaide pour l’extension de la durée du mandat non renouvelab­le à un maximum de vingt ans avec possibilit­é de révocation en cas de faute profession­nelle grave ou d’incapacité.

Elle ne croit pas au destin, elle croit à la volonté. Elle ne croit pas aux signes, mais sait la force des symboles: Ursula Nordmann est née un 8 mars, date à laquelle se fête la Journée internatio­nale des femmes. C’est là un pur hasard, mais il a bien fait les choses, désignant celle qui a mis dans sa vie un tel point d’honneur à leur rendre justice.

«Le Conseil d’Etat avait justifié cette différence de traitement par le développem­ent physique et psychologi­que différent des deux sexes à cet âge»

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