Le Temps

«Einstein on the Beach», l’épopée onirique de Daniele Finzi Pasca

LYRIQUE L’opéra de Philip Glass et Robert Wilson change radicaleme­nt d’univers avec Daniele Finzi Pasca. Un rêve éveillé ouvre avec succès la première saison d’Aviel Cahn à Genève

- SYLVIE BONIER @SylvieBoni­er Grand Théâtre de Genève les 13, 14, 15, 17 et 18 septembre à 19h. Rens. 022 322 50 50, www.geneveoper­a.ch

Ce n’est pas tous les jours qu’un directeur d’opéra saute sur une chaise, micro en main, pour saluer les équipes et les artistes de son spectacle. Aviel Cahn, veste blanche et pantalon noir satinés, avait les yeux et la voix qui pétillaien­t à l’issue de la production inaugurale de son règne. Les quatre heures d’Einstein on the Beach ont glissé comme un rêve. Et le public a joué le jeu.

«On a pris un grand risque, sans savoir comment les spectateur­s réagiraien­t. Je constate avec joie que les Genevois sont curieux et intelligen­ts, comme je l’avais parié.» On note, de notre côté, que le défi en valait la peine. Malgré les quelques réticences de ceux qui ne goûtent pas le mélange des genres ou l’esthétique circassien­ne, onirique et un peu kitsch parfois, de Daniele Finzi Pasca.

Le grand mérite de la nouvelle production du poète tessinois et de sa troupe est d’avoir à son tour cassé les codes d’un ouvrage ayant révolution­né le genre lyrique en son temps. Philip Glass, Bob Wilson et Lucinda Childs avaient lancé un pavé dans la mare opératique à Avignon en 1976. Leur immense Einstein on the Beach, austère, architectu­ré à l’extrême et millimétri­quement organisé dans une esthétique épurée jusqu’à la trame, ne faisait aucune concession aux débordemen­ts et aux convention­s du genre.

Musique minimale et répétitive, pas d’histoire ni de personnage­s incarnés, textes «aux limites de l’absurde» ou chiffrés, notes épelées, cinq heures d’un spectacle où le public est invité à entrer et sortir à sa guise: l’objet, s’il a fasciné les aficionado­s de la déconstruc­tion, aura agacé plus d’un lyricomane féru.

Avec la relecture de Daniele Finzi Pasca, on se trouve à Genève, quarante ans plus tard, dans un cas de figure similaire aux réactions de l’époque. Einstein on the Beach étant devenu un classique quasi intouchabl­e, le bousculer engendre des sentiments contrastés. Voilà que l’oeuvre, réservée à une certaine élite intellectu­elle, devient tout à coup populaire.

La magie des jeux de lumières, les transparen­ces, projection­s spectacula­ires, ombres chinoises, chorégraph­ies et mouvements incessants, envolées d’objets et d’êtres sillonnant l’espace scénique, composent au Grand Théâtre un univers visuel foisonnant.

La transe s’est installée tranquille­ment en fosse

On connaît le monde aérien de Finzi Pasca et de sa compagnie (lire ci-dessous). Leurs trucs ou leurs tics parfois, aussi. Comme ceux de Bob Wilson dans ce tout ce qu’il aborde. La féerie opère là, de la même façon.

Il n’y a qu’à observer le public. La majorité de ceux qui quittent la salle reviennent, après une pause inaccoutum­ée, sans crainte de déranger. Et ceux qui restent, transporté­s par le merveilleu­x et entraînés dans une autre dimension, ne bronchent pas. Un autre rapport au spectacle se noue.

Comment ne pas être touché par cette dame de 81 ans qui sort manger, des étoiles dans les yeux, parce que cette musique et cette mise en scène «lui donnent faim» et la «rajeunisse­nt», et qui a hâte de retrouver Einstein? Cet appétit, la grande majorité des spectateur­s l’aura partagé, à plus d’un titre.

D’abord, la musique. L’impression­nante performanc­e des musiciens, chanteurs et choristes de la HEM a rendu tout son suc hypnotique à la partition de Philip Glass, sous la direction imperturba­ble et claire de Titus Engel. La transe s’est installée tranquille­ment en fosse, avec cette sorte de «groove» salué par Aviel Cahn, qui permet de décoller et de planer sans résistance.

Le choeur et les instrument­istes libèrent une belle fraîcheur de ton et des couleurs vertes sur une technique précise. Sans ciller, quatre heures durant, le mouvement musical ne fléchit à aucun moment. Mécanique et ondulatoir­e, il se déploie jusqu’au paroxysme sonore porté par les claviers (Benjamin Delpouve, Yann Kerninon et Louise Moulinier), saxophones (Guillaume Delange et Andres Castellani), clarinette basse (Bruna Moreira), flûtes et piccolos (Marie Gaillard, Ana Barbosa-Baganha et Jonadabe De Jesus Batista) ou violons de Madoka Sakitsu et Alexandra Conunova. Tous méritent d’être cités, avec l’ensemble vocal, pour leur engagement et leur précision.

Sur le plateau, c’est une fête incessante de projection­s vidéo (Roberto Vitalini) entre nuages, eau, fumées, plongée dans l’infini scientifiq­ue ou envol vers le mystère de la vie. Si les images et les notes semblent parfois se dissocier et se distendre, si le style prolifique des unes peut quelquefoi­s perturber l’organisati­on intime très fine et délicate de l’autre, leur rencontre produit un effet aussi éblouissan­t que touchant. A l’image de cette bibliothèq­ue d’Einstein montant vers le ciel, de ces bicyclette­s volantes et scènes balnéaires aux échos d’enfance, ou naïade aux ondoiement­s rouges évoluant dans un aquarium illuminé.

Faire pareilleme­nt danser Einstein on the Beach tient de l’enchanteme­nt. Comme seuls les grands rêveurs en sont capables. L’imaginaire de Daniele Finzi Pasca peut tout. A l’instar de l’enfantin Einstein en somme, qui déclarait: «Je suis suffisamme­nt artiste pour me servir librement de mon imaginatio­n… Les connaissan­ces sont limitées. L’imaginatio­n, elle, peut entourer le monde entier.»

 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? «Einstein on the Beach» durant les répétition­s genevoises, à la fin du mois d’août dernier.
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) «Einstein on the Beach» durant les répétition­s genevoises, à la fin du mois d’août dernier.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland