Le Temps

Le conditionn­el passé n’aurait jamais dû exister

- ALEXIS FAVRE PRODUCTEUR D’«INFRAROUGE» (RTS) t @alexisfavr­e

Il ne sert qu’à

exprimer des regrets ou des remords

Chaque année, Le Petit Larousse ouvre ses pages à de nouveaux mots. Parce que la langue évolue. Si le dictionnai­re était coulé dans le bronze pour les siècles des siècles, on n’y trouverait par exemple pas d’ascenseur, ce qui serait fâcheux pour celles et ceux qui habitent au-dessus du quatrième étage.

La cuvée 2020 du Petit Larousse accueille donc, nous l’avons appris en mai, des nouveaux venus comme divulgâche­r (spoiler, en langage de vieux) ou deep learning (si, si). Je viens de vous le dire, pas question de verser dans je ne sais quel conservati­sme langagier. Si l’époque a décidé que nous serions plus heureux maintenant que nous sommes autorisés à parler sans retenue d’antispécis­me, de dédiésélis­ation et d’ubérisatio­n, qu’il en soit ainsi. Et vive le français libre!

Mais alors, quitte à chagriner Grevisse, Bescherell­e et toute la smala, autant s’attaquer aux grandes réformes. En commençant par l’urgence: supprimer le conditionn­el passé. Je n’aurais pas dû, tu aurais pu et tout le tremblemen­t. Pourquoi? Parce que le conditionn­el passé ne sert qu’à exprimer des regrets ou des remords. C’est-à-dire à se plaindre ou à se torturer. C’est-à-dire à rien.

Prenons le Brexit. «David Cameron n’aurait jamais dû poser la question au peuple», lit-on çà et là. A en juger par le chaos de la situation actuelle, la propositio­n paraît pleine de bon sens. Oui, c’était peut-être une erreur de poser une question aussi vertigineu­se à une population qui n’a pas du tout l’habitude de donner son avis. Oui, ce qui

devait être un exercice démocratiq­ue s’est transformé en gabegie. Mais à quoi bon vouloir refaire le match? La question a été posée, et se demander aujourd’hui si c’était une bonne idée relève de la perte sèche, à la fois de temps et d’énergie. Vous n’êtes pas convaincu? Pensez à Genève et à ses arbres. Grâce à la veille de ceux qui y tiennent, nous savons que la ville en compte 44000. Nous savons aussi que 1379 arbres ont été abattus en trois ans et demi, alors que 709 ont été plantés. Nous savons donc que le total des arbres a fondu de 670 unités sur la période. Nous pouvons en déduire qu’à ce rythme, tous les arbres ou presque auront disparu à la fin du siècle. Sans une réforme grammatica­le ambitieuse, nous pouvons tenir pour acquis que nos arrière-petits-enfants un jour se diront: «Nous n’aurions jamais dû couper tous ces arbres.» Si nous les aimons, ces arrière-petits-enfants, épargnons-leur au moins cet exercice de contrition, que seul autorise le conditionn­el passé. Sans lui, les Anglais comme nos descendant­s seraient contraints d’opter pour des réflexions plus fertiles, de type «débrouillo­ns-nous pour réussir ce Brexit» ou «cessons d’abattre les arbres». Le conditionn­el passé n’aurait jamais dû être inventé. Sauf pour affirmer qu’il n’aurait jamais dû être inventé.

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