Quand la Suisse fait fausse route
On l’oublie vite, c’est depuis décembre 2008 que l’UE demande à la Suisse de moderniser le système des accords sectoriels et de leur donner une assise solide et durable. En mai 2014, la Suisse et l’UE entament la négociation d’un nouveau cadre institutionnel commun. A moins d’une solution miracle, aucun accord ne sera paraphé, encore moins signé, pour la fin de cette année.
Inertie et amnésie, maîtres-mots de la politique européenne de la Suisse, cachent une autre dimension nettement plus sérieuse et qui interpelle l’UE: la Suisse a-t-elle encore la volonté politique suffisante de modifier et d’améliorer sa relation avec l’UE? Le doute s’est installé à Bruxelles et dans les capitales. Révolue la période où les Etats membres qui, sans vexation particulière, constataient que la Suisse, orpheline de l’UE mais l’un de ses clients les plus importants, ne décidait que peu ou rien, et toujours tardivement, bridée par ses contraintes de politique interne. En 2019, les Etats membres savent que la Suisse a décidé de ne rien faire, pour l’instant tout au moins – et elle le répète, on ne peut plus clairement. Et alors, dira-t-on, où est le problème? Attendre, voir prudemment venir, faire patienter l’UE est avisé et de plus nécessaire puisque, tôt ou tard, on touchera au but, respectant ces multiples exigences qui font que la Suisse est immobile en permanence. Ce positionnement est devenu inacceptable pour l’UE. Quelles pourraient être les conséquences de cette situation?
Tout d’abord, dans un état de paralysie qui perdurera pendant plusieurs mois, point n’est besoin de répéter que les accords sectoriels deviendront vite insuffisants et obsolètes, privant la Suisse, ses citoyens et ses entreprises du substrat qu’est l’accès au marché intérieur de l’UE, un outil indispensable si l’on veut garantir une croissance continue, sans heurts. Et il faut se souvenir qu’aucun mécanisme juridique écrit n’oblige l’UE à mettre à jour par exemple l’important accord sur la reconnaissance mutuelle. Dès lors, la reprise dynamique du droit communautaire s’estompe et les accords sectoriels, sur de nombreux points, deviennent lettre morte.
Deuxièmement, croire qu’une nouvelle Commission, avec sa structure repensée et visionnaire, sous présidence allemande sera, par atavisme, à l’écoute du cas particulier suisse est hasardeux. Il est évident que la règle diplomatique permettra des rencontres présidentielles, pour dire quoi et quoi faire exactement? Répéter que la Suisse, une fois encore, pourra persuader la présidence de la Commission et un secrétariat général tout neuf qu’il importe d’attendre, sans simultanément s’engager sur un calendrier précis, est une vue de l’esprit.
En troisième lieu, on ne peut exclure que la présidence de la Commission, avec sa garde rapprochée que sera son cabinet – probablement et à nouveau omnipotent – assisté par le département des affaires étrangères et son haut représentant, vice-président de la Commission, ex-ministre espagnol des Affaires étrangères, pourrait être tentée d’être souple. Néanmoins, restent les Etats membres qui, en fin de compte, décident. Ils n’approuveront pas de reports incessants de l’accord institutionnel sans un calendrier agréé de part et d’autre. La relation pourrait également se durcir si la Suisse refusait d’acquitter sa contribution, autonome, du milliard destiné à soutenir l’élargissement de l’UE, un point sensible pour les Etats membres, dont la Croatie, qui occupera la présidence de l’UE au premier semestre 2020.
Enfin, la gabegie Brexit monopolisera les forces de l’UE pendant une longue période. La négociation d’un accord de sortie – encore improbable – est une tâche énorme qui obligera l’UE à privilégier ses propres intérêts, avant ceux de la Suisse. Il en ira de même dans le cas où le Royaume-Uni quitte l’UE sans accord.
Sortir de cette paralysie, conserver précieusement ce qui a été très bien fait par la diplomatie suisse et dissiper l’agacement et les frustrations de l’UE est critique. Présenter une stratégie de réengagement active, crédible et rapide n’est pas mission impossible pour la Suisse. Pour y arriver il faut que la classe politique se rende à l’évidence: dans une conjoncture économique délicate et un climat politique déboussolé, l’UE conservera une attitude ferme. Elle protégera les principes sur lesquels est fondé son marché intérieur. L’UE maintiendra cette cohésion, jusqu’alors insoupçonnée, entre les Etats membres, et que le Brexit a élevée au niveau de dogme. Même si l’UE reste prête à développer sa relation avec la Suisse, elle ne le fera pas sans autre. La signature d’un accord-cadre demeure la condition préalable et nécessaire pour que la Suisse puisse consolider et assurer sa participation au marché intérieur et, simultanément, conclure d’autres accords sectoriels. Cet accord, dans sa forme actuelle, permettra d’assurer à la Suisse non seulement la place à laquelle elle a droit, mais surtout de mettre un terme à une mauvaise querelle d’où la Suisse ne sortira pas indemne. Vouloir renégocier le projet d’accord et aller au-delà des points toujours ouverts n’est pas une option sérieuse. Tout compte fait, il n’aurait pas été si sot de signer l’accord institutionnel sous la présidence de Jean-Claude Juncker. ▅
Vouloir renégocier le projet d’accord et aller au-delà des points toujours ouverts n’est pas une option sérieuse