Théorie de la dictature
Le dernier essai de Michel Onfray, philosophe français anti-conventionnel et donc controversé, s’intitule Théorie de la dictature. Il repose sur l’analyse de deux livres exceptionnels: 1984, un roman glaçant, et La Ferme des animaux, un conte animalier désespérant, tous deux de la plume de George Orwell (19031950). Cet écrivain britannique y dénonce les deux totalitarismes du XXe siècle, bolchevique aussi bien que national-socialiste. A partir de ce matériau littéraire, Michel Onfray tire des enseignements généraux sur les moyens mis en place pour imposer la dictature et postule qu’ils sont en oeuvre actuellement, et au nombre de sept: détruire la liberté, appauvrir la langue, abolir la vérité, supprimer l’histoire, nier la nature, propager la haine, aspirer à l’Empire. Reprenons. Détruire la liberté, cela ne semble pas nous concerner, nous qui allons et venons librement? Pourtant, les entraves à la liberté ne sont pas que physiques, mais intellectuelles surtout. Dans cette acception, certains signes présents peuvent inquiéter. La surveillance permanente de nos faits et gestes due à internet permet un traçage auquel nul n’échappe. L’offre outrancière de distractions à travers nos écrans compromet le temps consacré à la réflexion individuelle et au développement d’une pensée critique (lire absolument La Fabrique du crétin digital). Sachant qu’une dictature exige l’endoctrinement et la condamnation de toute déviance par rapport au dogme dominant, Onfray dénonce l’uniformisation de l’opinion et le politiquement correct qui font des ravages en France (mais la Suisse n’est pas épargnée).
Deuxième outil de l’asservissement dans les romans d’Orwell, l’appauvrissement de la langue. Il s’agit ici de réduire le nombre et le sens des mots, par abandon de la lecture des classiques, par une orthographe souvent déficiente et par l’usage d’un anglais international rudimentaire. L’auteur relève qu’autrefois, on tentait de parler en se rapprochant de la langue écrite, plus juste et plus riche, alors que la tendance est désormais d’écrire comme on parle. Il ne s’agit pas dans ce constat d’une nostalgie d’ordre académique mais du regret que la pensée s’appauvrisse, les mots pour l’exprimer faisant défaut, ce qui prive les citoyens des outils nécessaires à leur liberté. Pour installer une dictature, il faut encore, nous dit Onfray, abolir la vérité et falsifier l’histoire, de telle sorte qu’elles se plient au projet absolutiste. Or, nombreux sont aujourd’hui ceux qui estiment qu’on ne leur dit pas la vérité, que les faits ne se passent pas comme on le leur raconte, ce qui alimente la méfiance envers les médias. En même temps, internet véhicule les nouvelles les plus farfelues qui entretiennent les théories du complot. Il est donc difficile de se faire une idée solide des faits historiques ou de l’actualité, et ce doute est ravageur.
Ajoutez aux moyens d’asservissement qui précèdent le fait de nier la nature, que ce soit en hygiénisant la vie, en laissant libre cours à la pornographie, en détachant la procréation de la sexualité, en niant les pulsions de vie qui passent par le plaisir. Il y a encore la nécessité des Etats totalitaires de se créer des ennemis et de fomenter des guerres, ce qui s’illustre actuellement dans de nombreux conflits économiques, religieux, territoriaux, mais surtout dans l’instauration d’ennemis nouveaux, plus transversaux. Enfin, last but not least, une dictature vise forcément à l’Empire et l’auteur, très critique envers l’Union européenne, dénonce ses structures antidémocratiques, voire ses tentations liberticides. A la fin de sa démonstration, Onfray conclut: qui dira que nous n’y sommes pas? Sans verser dans son catastrophisme, il faut lire son ouvrage, non pour se faire froid dans le dos mais pour veiller soigneusement à empêcher tout ce qui, dans notre société, va dans le sens d’une aliénation de la pensée, d’un travestissement de la réalité, d’un appauvrissement du langage… En cette période électorale, il n’est pas anodin de le rappeler. ▅