Le Temps

Compatriot­es, arrêtez d’innover! Ou pas

- JOHANN RODUIT FONDATEUR DE CONEXKT INNOVATION STUDIO À SION

La Suisse est championne du monde de l’innovation. En théorie. Sur le terrain, ce n’est pas toujours le cas. De retour en Suisse pour lancer la première édition régionale de Pints n’pitches (un mouvement global et décentrali­sé qui encourage l’innovation et la transforma­tion d’idées en projets concrets), je tombe sur l’une des dernières publicités d’un grand magasin de notre pays. Et là, en quelques secondes, c’est tout le mythe de la Suisse innovante qui s’effondre devant mes yeux.

La publicité en question raconte l’histoire de deux jeunes entreprene­urs, René et Tom, qui décident de poursuivre leur rêve de créer une bière artisanale. Nos deux apprentis entreprene­urs semblent faire tout juste avec la création rapide d’un prototype, à moindres frais, qui plus est dans un garage, à la Steve Jobs et compagnie. Pour célébrer leur réussite ils invitent leurs amis. Et là, c’est le drame! Leur installati­on s’effondre. Leur aventure entreprene­uriale s’arrête abruptemen­t. C’est l’échec! Pour rebondir, heureuseme­nt que leur magasin préféré est là. Nos deux acolytes peuvent sauver les pots cassés en allant y acheter des bières pour leurs invités. Tout est bien qui finit bien.

Et pourtant… Au-delà de l’aspect bien évidemment cocasse et humoristiq­ue de cette publicité (qui en soi est bien faite), on y voit le parfait reflet d’une culture qui n’accepte qu’un seul type d’innovation: celui qui se fait dans un cadre bien établi, par des entreprise­s bien établies. Pour nos deux jeunes entreprene­urs, le message est clair: avec votre obstinatio­n à vouloir innover et entreprend­re, vous allez échouer. Vous reviendrez de toute façon acheter nos produits.

Pour certains, en quête de sens et de valeurs (qui pourraient en partie être trouvés dans leur propre projet entreprene­urial), cette publicité leur dit clairement d’arrêter de rêver, d’essayer, et d’innover. Un tel dédain contre l’entreprene­uriat semble inouï au pays de Martin Winterhalt­er et d’Alfred Neweczerza­l! Impossible de faire quelque chose de différent, ou simplement de se lancer dans un projet par simple envie et passion.

Bien sûr, l’entreprene­uriat et l’innovation impliquent une prise de risque. Il ne s’agit pas ici d’aimer le risque pour le risque. Innover de façon durable et éthique, c’est aussi devoir minimiser les risques. Mais comme innover c’est créer quelque chose qui n’existe pas encore, il y aura toujours une part de risque. Si échec il y a, il n’y a pas besoin de dramatiser. Mieux vaut le voir comme une période d’apprentiss­age.

En jouant sur la peur, cette publicité est à mille lieues d’une Suisse qui se veut innovante. Et qui accepte une part de risque, comme l’a récemment répété notre ministre des Affaires étrangères en encouragea­nt ses ambassadeu­rs à «oser l’innovation». Le Fonds national suisse (FNS) va également dans la même direction en ayant mis en place cette année le nouvel instrument de financemen­t Spark, qui a comme objectif d’encourager les projets comportant une prise de risque. On l’a bien compris, sans risque, pas d’innovation.

Soit donc on accepte ces règles du jeu, qui incluent la possibilit­é de l’échec, et l’on innove quand même. Soit on refuse ces conditions et on ne fait rien. Dans ce cas on subira l’innovation des autres. C’est-à-dire que l’on devra accepter de facto les produits et les services offerts actuelleme­nt sur le marché, en croyant l’illusion que rien ne peut changer. Pourtant, on voit bien que le monde change. Ce changement donne la possibilit­é de prendre des risques pour les entreprene­urs, mais également pour les investisse­urs, particuliè­rement dans le financemen­t d’innovation­s durables. Cette stratégie pourrait bien se révéler payante.

Mes chers compatriot­es René et Tom, j’aimerais donc vous inviter à réparer votre prototype et à nous convier une deuxième fois pour tester votre produit. Il est temps que la Suisse ait une vraie culture de l’innovation. Pour René. Pour Tom. Et pour nos compatriot­es. ▅

Comme innover c’est créer quelque chose qui n’existe pas encore, il y aura toujours une part de risque

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland