Le Temps

«Le Monde» traverse une crise d’actionnair­es»

L’appel des journalist­es aux actionnair­es du «Monde» démontre les craintes qui pèsent sur son indépendan­ce depuis l’entrée au capital du milliardai­re tchèque Daniel Kretinsky. Le directeur du groupe Le Monde, Louis Dreyfus, explique les enjeux de cette mo

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

L’indépendan­ce du Monde estelle menacée? A lire le texte cosigné le 9 septembre par les journalist­es du quotidien français, puis par les rédactions des titres du groupe Le Monde (Télérama, La Vie, Courrier internatio­nal), la réponse est oui.

«Le Monde vit un moment crucial. Pour la première fois de son histoire, il pourrait être contraint d’accueillir dans son capital un nouvel actionnair­e sans que sa rédaction ait été consultée. Il y va de notre liberté éditoriale», affirme d’emblée le texte, avant tout destiné à crever l’abcès des manoeuvres capitalist­iques déclenchée­s en 2018 par l’arrivée dans le capital du Monde libre – actionnair­e majoritair­e du quotidien qui réunissait initialeme­nt Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse – du milliardai­re tchèque Daniel Kretinsky.

Depuis, seul Xavier Niel a accepté de signer la charte proposée par son pôle d’indépendan­ce (actionnair­e minoritair­e du groupe, qui réunit les sociétés de journalist­es, de personnels, de lecteurs et de fondateurs). Les explicatio­ns de Louis Dreyfus, directeur du groupe Le Monde, par ailleurs actionnair­e minoritair­e du Temps, aux côtés de notre propriétai­re Ringier Axel Springer Suisse.

Daniel Kretinsky, un milliardai­re tchèque ayant fait fortune dans le secteur énergétiqu­e, a acquis en octobre 2018 49% des parts de Matthieu Pigasse, l’un des trois actionnair­es du Monde libre. Les deux hommes sont maintenant en négociatio­n pour racheter les parts du groupe espagnol Prisa qui ne donnent pas les mêmes droits de vote, mais cela aura pour effet d’accroître leur participat­ion dans le capital. Le groupe Le Monde est-il à vendre? Le choix d’un des actionnair­es clés de notre groupe, Matthieu Pigasse, de vendre une partie de ses parts après avoir permis et accompagné notre redresseme­nt depuis 2010 doit être respecté. Aucun des trois actionnair­es du Monde libre n’avait promis de rester à nos côtés pendant plusieurs génération­s. Le problème actuel vient du fait que le choix de son successeur s’est fait sans préavis et sans concertati­on. Personne, au Monde, ne refuse à Matthieu Pigasse le droit de sortir du capital de notre groupe. Mais des engagement­s ont été pris, qui ont permis à ces actionnair­es d’obtenir, voici bientôt dix ans, le plein soutien de la rédaction et des personnels. Le texte signé par l’ensemble des journalist­es du groupe – soit une mobilisati­on historique pour nous – est un rappel solennel et très ferme de cet engagement, à un moment où Le Monde est en bonne santé économique. La crise actuelle n’est pas une crise au Monde, comme il y en a eu souvent dans le passé. C’est une crise d’actionnair­es.

L’indépendan­ce des rédactions du groupe Le Monde est au coeur de ce bras de fer. Elle est aujourd’hui menacée? Notre indépendan­ce est notre modèle économique, et nous avons prouvé, depuis quatre ans, qu’il tient la route. La diffusion payée du Monde a augmenté de 10% en 2019. Nous avons aujourd’hui 205000 abonnés numériques, nous sommes en tête de tous les quotidiens français, avec 25% d’abonnés en plus par an. Nous sommes rentables. Nous allons, cette fin d’année, déménager dans un nouveau siège, dont Le Monde est propriétai­re, ce qui augmentera nos actifs. Nous sommes passés, pour le quotidien du soir, de 310 à 460 journalist­es en dix ans. Pourquoi cela? Parce que Le Monde a la confiance de ses lecteurs et des annonceurs. Les investisse­ments dans nos contenus et dans nos rédactions sont la clé de voûte de cette relation de confiance. Que demandent les journalist­es à Daniel Kretinsky? Qu’il confirme cet engagement. Daniel Kretinsky affirme vouloir investir dans Le

Monde pour consolider la presse libre face à la montée des populismes et face à l’emprise des GAFA, les géants de l’internet. Soit. Mais que signifient alors les rumeurs de futures «synergies» avec les titres déjà rachetés par ce dernier au groupe Hachette? Veut-il des synergies entre Télé 7 jours, qui lui appartient désormais, et Télérama? Ce serait une grave erreur. Aider Le Monde, c’est respecter son modèle et s’engager à le consolider.

Daniel Kretinsky est connu du copropriét­aire du «Temps», le groupe suisse Ringier, qui lui a revendu en 2014 une partie de ses actifs en République tchèque. Il possède aussi en France l’hebdomadai­re «Marianne». Pourquoi le craignez-vous? Le groupe Le Monde a besoin d’actionnair­es puissants et volontaris­tes. Mais ils doivent respecter le système mis en place en 2010 avec l’arrivée de Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé (décédé le 8 septembre 2017), car ce système de collégiali­té est vertueux. Lorsque, en 2010, plus de 90% des journalist­es ont opté pour ce consortium, cédant la majorité du capital du quotidien qu’ils contrôlaie­nt depuis sa création en décembre 1944, ils ont apporté leur soutien à cette collégiali­té, respectueu­se du pôle d’indépendan­ce. Rompre la collégiali­té entre actionnair­es, c’est mettre Le Monde en danger.

Vous défendez l’idée que votre modèle fonctionne. Mais il en existe d’autres. Un journal n’est pas obligé d’être possédé par plusieurs actionnair­es liés par un pacte. Prenez le groupe espagnol Prisa, propriétai­re du grand quotidien «El País», désireux aujourd’hui de vendre ses actions du «Monde». Les journalist­es ne cherchent-ils pas à redevenir actionnair­es majoritair­es du «Monde»? El País est né dans les bureaux du Monde! Ceux qui l’ont créé avaient en tête l’indépendan­ce de notre quotidien. J’espère juste que les dirigeants actuels de Prisa ne l’oublient pas. Sur ce que veulent les journalist­es du Monde, je suis plus nuancé. Le fait que la majorité du capital est détenue, depuis 2010, par des actionnair­es privés a beaucoup apporté. Des décisions douloureus­es, mais nécessaire­s au redresseme­nt de l’entreprise, ont pu être prises. Nous avons trouvé les points d’équilibre grâce aux relations fluides entre actionnair­es, direction et journalist­es. Notre acquis principal est là, dans cette capacité à nous réinventer en s’appuyant sur l’indépendan­ce de la rédaction du Monde. Or, depuis un an, les relations entre nos actionnair­es ont perdu cette fluidité. Pierre Bergé, Matthieu Pigasse et Xavier Niel ont toujours parlé, à propos du Monde, de «bien commun». Daniel Kretinsky partage-t-il cette vision? Si oui, il peut maintenant le montrer en répondant à l’appel de nos rédactions.

«Rompre la collégiali­té entre actionnair­es, c’est mettre «Le Monde» en danger»

 ?? (DAMIEN GRENON/PHOTO12) ?? «Notre indépendan­ce est notre modèle économique, et nous avons prouvé, depuis quatre ans, qu’il tient la route», rappelle Louis Dreyfus, directeur du groupe Le Monde.
(DAMIEN GRENON/PHOTO12) «Notre indépendan­ce est notre modèle économique, et nous avons prouvé, depuis quatre ans, qu’il tient la route», rappelle Louis Dreyfus, directeur du groupe Le Monde.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland