Le Temps

Cessons de nous exciter autour du Brexit, ce grand théâtre politique

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Il est souvent question de la crise de la représenta­tion qui frappe l’Occident. Partout, les démocratie­s dites représenta­tives sont critiquées. Et, à travers l’opprobre qui s’abat sur des parlements accusés de préserver les intérêts de la caste au pouvoir et de trahir ceux du peuple, ce sont les partis politiques qui se retrouvent au premier rang de la vindicte publique. Ces attaques, en réalité, ne sont pas récentes. Les années 1970, porteuses d’une lourde contestati­on de toute forme d’autorité, avaient déjà repéré dans les partis des cibles idéales, comme les reflets d’un pouvoir cadenassé par un Etat décrété autoritair­e.

Cette critique s’était quelque peu apaisée après la chute du mur de Berlin, à un moment où l’idéal démocratiq­ue recouvrait quelque lumière grâce à l’attrait qu’il exerçait sur les anciens pays satellites de l’ex-URSS. Ce moment de bonheur, pour les démocratie­s représenta­tives réinvestie­s dans leur rôle d’horizon indépassab­le de la liberté, ne durera pas. La crise des années 2008-2009, que l’on ne peut réduire à un simple krach bancaire et financier, va asséner un coup de massue sur les espoirs qu’avait éveillés la démocratie représenta­tive à travers le monde.

Les «populismes», dans leur croisade «anti-establishm­ent», prospéraie­nt depuis longtemps à droite, et se découvrent maintenant de nouveaux débouchés à gauche. De l’ex-Front national français à l’Alternativ­e pour l’Allemagne et à la Ligue du Nord italienne, de Syriza et Podemos au Mouvement 5 Etoiles, un constat implacable se répand: la démocratie «authentiqu­e» doit être retirée aux «élus» de tout poil et confiée à ses propriétai­res légitimes, le «peuple», que l’on s’épargne cependant de définir. L’Union européenne «bureaucrat­ique» fait office de bouc émissaire. Surgit néanmoins le problème de la représenta­tion dans un monde globalisé et arrimé au numérique auquel les gens semblent faire de moins en moins confiance.

Victimes expiatoire­s de ce rejet des parlements et des gouverneme­nts au nom d’un peuple que l’on n’hésite pas à sublimer, tous les grands partis populaires, piliers des démocratie­s qui ont su conduire les pays européens vers la paix et la prospérité après la guerre, s’enfoncent dans des crises existentie­lles. Si l’Italie connaît des crises à répétition depuis longtemps et que le cas des nouvelles démocratie­s de l’Est, récentes, est particulie­r, le mal atteint les partis des démocratie­s traditionn­elles. Parti socialiste français et Parti social-démocrate allemand s’effondrent et, à droite, si Les Républicai­ns français ressemblen­t à un champ de ruines, même l’apparemmen­t inoxydable Union démocrate-chrétienne allemande est au bord de l’implosion. Et ne parlons pas des tories anglais anéantis par les brexiters, ni des républicai­ns américains.

Dans ce désastre qui ne réjouit que les prophètes de l’inutilité des partis politiques, la Suisse fait figure d’exception. Non que notre pays n’ait pas connu lui aussi une crise majeure des partis politiques, dans les années 1990: les partis de gauche digéraient mal l’écroulemen­t du communisme institutio­nnel piloté de Moscou, alors que la droite s’écharpait sur la place de la Suisse dans l’Europe. L’Union démocratiq­ue du centre amorce son envol, le Parti démocrate-chrétien son recul et le Parti radical-démocratiq­ue cherche son salut dans une fusion avec le Parti libéral suisse, d’où sortira le Parti libéral-radical. Mais la crise est passagère. Le Parti socialiste suisse, malgré la concurrenc­e des Verts, s’offre le luxe de passer pour le parti socialiste le plus à gauche d’Europe et le PLR remonte élection après élection: le système s’est rapidement stabilisé. L’UDC a certes conquis une puissance inédite en Suisse, mais ne possède aucune majorité. La Scandinavi­e a montré une image similaire mais s’est heurtée impréparée à l’émergence d’un populisme de droite…

On peut émettre l’hypothèse que la stabilité du paysage helvétique est largement tributaire de son système fédéralist­e, qui fragmente le pouvoir, mais aussi de sa démocratie directe. Les votations, notamment sur l’Europe, ont évidemment bouleversé la vie politique, mais tous les grands sujets de ces trente dernières années ont été tranchés par le peuple: les Chambres fédérales ont joué leur rôle, mais ne se sont jamais retrouvées en première ligne. Les conflits, nombreux, n’étaient nullement du ressort des seuls parlementa­ires. Ceux-ci n’étaient que des acteurs parmi d’autres. Le peuple intervenan­t comme arbitre suprême, c’était autant de pression ôtée des épaules des partis qui, en Suisse, ne sont pas les seuls gestionnai­res du pouvoir. Par la démocratie directe, les partis se voient protégés des humeurs maussades de la population, appelée non seulement à donner son avis, mais à prendre des décisions. Le parlement et les partis ne sont que des auxiliaire­s de la démocratie, précieux certes mais pas des références ultimes. On a l’habitude de dire que la démocratie directe marginalis­e les partis politiques: ce n’est pas faux mais, paradoxale­ment, elle les protège aussi!

Le parlement et les partis ne sont que des auxiliaire­s de la démocratie, précieux certes mais pas des références ultimes

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