Cessons de nous exciter autour du Brexit, ce grand théâtre politique
Il est souvent question de la crise de la représentation qui frappe l’Occident. Partout, les démocraties dites représentatives sont critiquées. Et, à travers l’opprobre qui s’abat sur des parlements accusés de préserver les intérêts de la caste au pouvoir et de trahir ceux du peuple, ce sont les partis politiques qui se retrouvent au premier rang de la vindicte publique. Ces attaques, en réalité, ne sont pas récentes. Les années 1970, porteuses d’une lourde contestation de toute forme d’autorité, avaient déjà repéré dans les partis des cibles idéales, comme les reflets d’un pouvoir cadenassé par un Etat décrété autoritaire.
Cette critique s’était quelque peu apaisée après la chute du mur de Berlin, à un moment où l’idéal démocratique recouvrait quelque lumière grâce à l’attrait qu’il exerçait sur les anciens pays satellites de l’ex-URSS. Ce moment de bonheur, pour les démocraties représentatives réinvesties dans leur rôle d’horizon indépassable de la liberté, ne durera pas. La crise des années 2008-2009, que l’on ne peut réduire à un simple krach bancaire et financier, va asséner un coup de massue sur les espoirs qu’avait éveillés la démocratie représentative à travers le monde.
Les «populismes», dans leur croisade «anti-establishment», prospéraient depuis longtemps à droite, et se découvrent maintenant de nouveaux débouchés à gauche. De l’ex-Front national français à l’Alternative pour l’Allemagne et à la Ligue du Nord italienne, de Syriza et Podemos au Mouvement 5 Etoiles, un constat implacable se répand: la démocratie «authentique» doit être retirée aux «élus» de tout poil et confiée à ses propriétaires légitimes, le «peuple», que l’on s’épargne cependant de définir. L’Union européenne «bureaucratique» fait office de bouc émissaire. Surgit néanmoins le problème de la représentation dans un monde globalisé et arrimé au numérique auquel les gens semblent faire de moins en moins confiance.
Victimes expiatoires de ce rejet des parlements et des gouvernements au nom d’un peuple que l’on n’hésite pas à sublimer, tous les grands partis populaires, piliers des démocraties qui ont su conduire les pays européens vers la paix et la prospérité après la guerre, s’enfoncent dans des crises existentielles. Si l’Italie connaît des crises à répétition depuis longtemps et que le cas des nouvelles démocraties de l’Est, récentes, est particulier, le mal atteint les partis des démocraties traditionnelles. Parti socialiste français et Parti social-démocrate allemand s’effondrent et, à droite, si Les Républicains français ressemblent à un champ de ruines, même l’apparemment inoxydable Union démocrate-chrétienne allemande est au bord de l’implosion. Et ne parlons pas des tories anglais anéantis par les brexiters, ni des républicains américains.
Dans ce désastre qui ne réjouit que les prophètes de l’inutilité des partis politiques, la Suisse fait figure d’exception. Non que notre pays n’ait pas connu lui aussi une crise majeure des partis politiques, dans les années 1990: les partis de gauche digéraient mal l’écroulement du communisme institutionnel piloté de Moscou, alors que la droite s’écharpait sur la place de la Suisse dans l’Europe. L’Union démocratique du centre amorce son envol, le Parti démocrate-chrétien son recul et le Parti radical-démocratique cherche son salut dans une fusion avec le Parti libéral suisse, d’où sortira le Parti libéral-radical. Mais la crise est passagère. Le Parti socialiste suisse, malgré la concurrence des Verts, s’offre le luxe de passer pour le parti socialiste le plus à gauche d’Europe et le PLR remonte élection après élection: le système s’est rapidement stabilisé. L’UDC a certes conquis une puissance inédite en Suisse, mais ne possède aucune majorité. La Scandinavie a montré une image similaire mais s’est heurtée impréparée à l’émergence d’un populisme de droite…
On peut émettre l’hypothèse que la stabilité du paysage helvétique est largement tributaire de son système fédéraliste, qui fragmente le pouvoir, mais aussi de sa démocratie directe. Les votations, notamment sur l’Europe, ont évidemment bouleversé la vie politique, mais tous les grands sujets de ces trente dernières années ont été tranchés par le peuple: les Chambres fédérales ont joué leur rôle, mais ne se sont jamais retrouvées en première ligne. Les conflits, nombreux, n’étaient nullement du ressort des seuls parlementaires. Ceux-ci n’étaient que des acteurs parmi d’autres. Le peuple intervenant comme arbitre suprême, c’était autant de pression ôtée des épaules des partis qui, en Suisse, ne sont pas les seuls gestionnaires du pouvoir. Par la démocratie directe, les partis se voient protégés des humeurs maussades de la population, appelée non seulement à donner son avis, mais à prendre des décisions. Le parlement et les partis ne sont que des auxiliaires de la démocratie, précieux certes mais pas des références ultimes. On a l’habitude de dire que la démocratie directe marginalise les partis politiques: ce n’est pas faux mais, paradoxalement, elle les protège aussi!
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Le parlement et les partis ne sont que des auxiliaires de la démocratie, précieux certes mais pas des références ultimes