Le Temps

Plaidoyer pour une «écologie intégrale»

A l’aube de nouvelles manifestat­ions pour le climat, le professeur et philosophe Dominique Bourg plaide pour le modèle d’une «écologie intégrale» qui permettrai­t d’inverser la tendance actuelle à l’explosion des limites terrestres

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARION POLICE @marion_902

INTERVIEW A la veille de nouvelles manifestat­ions pour le climat, le professeur et philosophe Dominique Bourg explique comment le modèle d’une «écologie intégrale» permettrai­t d’inverser la tendance actuelle à l’explosion des limites terrestres. Il plaide pour une économie circulaire, qui respectera­it ces limites, où on appliquera­it les «5R» (réduire, réemployer, réutiliser, refabrique­r, recycler) et où les matières premières seraient issues du recyclage ou biosourcée­s, de manière à réduire drastiquem­ent l’empreinte écologique.

Il n’est pas optimiste quant à l’avenir de la planète, et pourtant il continue à parler avec verve des changement­s que l’humanité devrait mettre en oeuvre pour la - et se - sauver. Dominique Bourg est professeur à l’Institut de géographie et durabilité de l’Unil, mais aussi philosophe et directeur de la revue en ligne Lapenseeec­ologique.com.

Il revient pour Le Temps sur le concept d’«écologie intégrale» qu’il développe dans son livre Ecologie intégrale: pour une société permacircu­laire, corédigé avec Christian Arnsperger, également professeur à l’Unil. Un modèle de société qui permettrai­t d’inverser la tendance à l’explosion des limites planétaire­s, que dénonceron­t encore dès demain les manifestan­ts pour le climat en Suisse comme à l’internatio­nal. Dominique Bourg a aussi postfacé le Manifeste pour une écologie intégrale de Delphine Batho, ancienne ministre française de l’Ecologie, et publiera Le Marché contre l’humanité aux Editions PUF le 9 octobre.

Commençons par le vif du sujet. Quels sont les fondamenta­ux pour comprendre l’écologie intégrale?

L’écologie intégrale passe par les aspects sociaux et écologique­s, qui deviennent le centre de la société. C’est la première chose. La deuxième, c’est qu’on doit absolument, dans la compréhens­ion des aspects sociaux, tenir compte des coûts écologique­s. Pour cela, on dispose de deux indicateur­s: les limites planétaire­s et l’empreinte écologique – nous en sommes aujourd’hui à consommer 1,7 planète en une année. On identifie neuf limites planétaire­s, dont quatre ont déjà été franchies (biodiversi­té, usage des sols, flux de phosphore et d’azote).

Pour ces limites, on peut inverser la tendance, mais pas revenir en arrière. En revanche, on peut améliorer notre empreinte écologique. En liant ces deux référentie­ls, on obtient, sur un schéma, un rapport entre l’état de transgress­ion des limites et la satisfacti­on des besoins sociaux. A titre d’exemple, les Etats-Unis ne satisfont pas tous les besoins sociaux et explosent les limites. Le Sri Lanka, lui, satisfait la santé, l’éducation, l’accès à l’énergie et se situe largement en deçà. Une société permacircu­laire serait organisée autour d’une économie qui resterait en dessous de ces limites.

Delphine Batho, dans le Manifeste, parle d’une «régulation écologique de l’économie de marché». L’économie permacircu­laire est donc toujours une économie de marché?

«Dans un modèle permacircu­laire, les matières premières seraient issues du recyclage ou biosourcée­s»

Oui, c’est toujours une économie de marché, mais avec une différence fondamenta­le, elle est fermée. C’est une économie qui arrêterait de détruire l’habitabili­té de la Terre […]. Il y a, dans l’économie circulaire, trois niveaux différents et la permacircu­larité est le dernier. Au niveau précédent, «l’authentiqu­ement circulaire», on applique les «5R» (réduire, réemployer, réutiliser, refabrique­r, recycler) et on atteint une croissance économique faible. Mais une croissance toujours, qui continue d’exploser les limites. Dans un modèle permacircu­laire, on contrôlera­it tout ce qui rentrerait dans le système économique, les matières premières seraient issues du recyclage ou biosourcée­s (à base de végétaux) et on régressera­it vers une empreinte écologique annuelle d’une planète. Donc, dans un premier temps, une décroissan­ce. Mais, concrèteme­nt, comment un tel type d’économie pourrait s’imposer? C’est toute la difficulté. Elle ne pourra se mettre en place que lorsque les gens commencero­nt à comprendre que la logique actuelle détruit l’habitabili­té de la Terre. Dans un système démocratiq­ue, ça ne pourrait passer que par un accord de la population. En Suisse, imaginez que l’initiative sur l’économie verte ait été votée, elle prétendait bien qu’on retournait à l’empreinte d’une planète d’ici à 2050 […]. Et, comme il faut un contrôle global de ce qui rentre dans le circuit, un tel système exige que l’on resserre les revenus.

Que l’on réduise l’écart des richesses?

Oui. Vous ne pouvez pas avoir une petite minorité de riches qui se goinfre et les autres qui réduisent. Tout le monde doit réduire, évidemment les plus riches davantage que les plus modestes. Les plus pauvres vont voir leur niveau de vie augmenter, les plus riches leur niveau de vie baisser.

Avez-vous observé des lieux où se font des essais qui tendent vers le modèle que vous prônez?

Absolument. Il y a plein d’expérience­s, qui vont toucher essentiell­ement à la production de nourriture ou de biens et de services low cost. Un exemple que j’aime bien, c’est la ville de Grande-Synthe, dans le nord de la France – il y a d’ailleurs un documentai­re, Grande-Synthe, de Béatrice Jaud à son sujet. C’est paradoxal car ses habitants sont pauvres, mais la commune est plutôt riche parce qu’il y a 16 sites Seveso sur son territoire [sites industriel­s présentant des risques majeurs] qui paient des taxes. L’argent que la ville récupère est employé en grande partie à racheter des terres pour les louer à bas coût, soit à des maraîchers bios, soit à des permaculte­urs, de telle sorte que Grande-Synthe devienne autonome en capacité de production alimentair­e […]. Damien Carême, l’ancien maire, a imposé la gratuité des transports publics de la communauté urbaine de Dunkerque. Leur fréquentat­ion a explosé, les incivilité­s ont baissé, etc.

En Suisse, que pensez-vous d’une taxe sur l’aviation, envisagée par une commission spéciale du Conseil des Etats?

Elle est trop faible pour avoir un impact sur la fréquentat­ion de l’avion. Donc je n’y vois aucun intérêt. Le peu d’argent qu’on récupérera­it permettrai­t d’abaisser les seuils de prix en matière de train, c’est bien, mais on n’est pas du tout au niveau de ce qu’il faudrait faire. C’est à peu près comme lorsque le G7 dit: «Oui, le commerce internatio­nal, on va faire attention, on va ralentir la vitesse des bateaux.»

Avez-vous, finalement, l’impression d’être entendu?

Non (rire). Il y a deux sens à être entendu: oui, le livre a fait sa place. Mais c’est à mille lieues de ce qu’il y a dans la tête des décideurs. Et ils ne bougent pas. Il y a donc un succès d’estime, mais ce genre d’idée est totalement étranger à la quasi-totalité de toutes les forces politiques. En général, aujourd’hui, la tendance c’est de dire «ne vous inquiétez pas, on s’occupe de ça» et donc on met en place une taxe aérienne qui ne sert à rien. C’est la pensée magique, on pense que les choses vont s’arranger d’ellesmêmes. ▅

 ??  ??
 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? Pour Dominique Bourg, une taxe sur l’aviation aurait un impact trop faible: «On n’est pas du tout au niveau de ce qu’il faudrait faire.»
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Pour Dominique Bourg, une taxe sur l’aviation aurait un impact trop faible: «On n’est pas du tout au niveau de ce qu’il faudrait faire.»

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland