Le Temps

Spécial Prévoyance

L’espérance de vie humaine ne cesse d’augmenter. Que faut-il en penser? Après la retraite, dans ce qui constitue une dernière mais désormais longue phase de la vie, quelles sont les nouveautés?

- HANS GROTH ET NICOLE RUFER

DOSSIER L’espérance de vie ne cesse d’augmenter. Vivre jusqu’à 100 ans devient de plus en plus probable. La retraite constitue désormais une longue phase de vie. Comment s’y préparer et comment la financer? Le Temps, en collaborat­ion avec la Handelszei­tung, vous donne quelques conseils.

Un enfant qui vient au monde aujourd’hui en Suisse a 50% de chances d’atteindre 105 ans ou plus. En 1920, seul un nouveau-né sur cent avait la perspectiv­e de vivre aussi longtemps. Pendant les deux cents années écoulées, l’espérance de vie a augmenté en moyenne de deux ans par décennie. Autrement dit, les jeunes de 20 ans ont de bonnes chances de devenir centenaire­s, les quadragéna­ires d’atteindre 95 ans ou plus et les sexagénair­es 90 ans ou plus.

La combinaiso­n d’une espérance de vie en hausse et d’un taux de natalité durablemen­t bas entraîne un notable vieillisse­ment de notre société. En 2016, on recensait en Suisse 1,6 million d’habitants de plus de 65 ans; en 2030 ils seront 2,2 millions. La hausse annuelle équivaut à la population de la ville de Thoune. En Suisse, toujours plus de gens vivent plus longtemps et demeurent étonnammen­t actifs et mobiles jusqu’à un âge avancé.

Les défis financiers d’une vie plus longue

Cependant, les bases de calcul de nos institutio­ns de prévoyance se fondent en général sur une espérance de vie moindre et le nombre de personnes actives, fondement d’un équilibre fonctionne­l des génération­s, suit une autre dynamique. La Suisse assiste à la grande vague de départs à la retraite des baby-boomers, qui implique des conséquenc­es sociologiq­ues, économique­s et sociales considérab­les. Entre 2015 et 2045, le nombre des plus de 65 ans aura augmenté d’environ 1,1 million, tandis que le nombre des actifs de 20 à 65 ans ne croîtra que de 450000, estime l’Office fédéral de la statistiqu­e (OFS).

Depuis la fin du XVIIIe siècle, nous nous sommes habitués à une vision linéaire du déroulemen­t de la vie. A l’ère de la numérisati­on, de la globalisat­ion et de la longévité, ce modèle linéaire semble dépassé. Le modèle traditionn­el à trois phases (formation, emploi, retraite) est lentement mais sûrement remplacé par la multigraph­ie: cette notion désigne le fait que notre vie se déroule en davantage de phases, qui surgiront de manière inattendue ou voulue.

Dans l’enfance et les jeunes années déjà, on verra plusieurs étapes. Cette phase est décrite comme exploratoi­re: on découvre et expériment­e beaucoup. Elle s’achève avec la post-adolescenc­e pour passer à l’âge hyperactif de la vie, dit aussi heure de pointe. Dans cette phase-là, les gens sont limités dans leur liberté par la famille, l’emploi et leurs attentes par rapport à la vie. Ils doivent satisfaire aux exigences les plus diverses. Cela a pour conséquenc­e qu’on est souvent très sollicité au quotidien, avec souvent une diminution des contacts sociaux.

Après cette heure de pointe arrive la multigraph­ie de la seconde moitié de vie, qui débute par un nouveau départ. Suit alors une phase de consolidat­ion, où l’on se fait une idée d’ensemble de soi-même et redessine le monde. Enfin arrive le temps de la sagesse, durant lequel la vie peut être considérée avec lucidité et sérénité, jusqu’à ce que survienne le moment irrévocabl­e du départ final.

La multigraph­ie est marquée par diverses cassures dans la vie profession­nelle et privée. Plusieurs changement­s d’emploi et réorientat­ions caractéris­ent une biographie moderne de la vie active. Toutes sortes de formations, également continues, doivent être suivies pour rester en phase avec un univers de travail en rapide mutation. Le modèle linéaire n’a plus cours dans la vie privée non plus. Un mariage sur trois finit par un divorce, ce qui engendre des formes de familles variables.

Ces nouveaux modèles de vie posent des questions exigeant des réponses et des solutions. Le financemen­t d’une vie de 100 ans est l’un de ces questionne­ments. Une vie plus longue exige plus de ressources pour pouvoir financer les années supplément­aires. Soit

il faut épargner davantage, soit travailler plus longtemps ou alors viser une solution qui combine les deux en fonction de ses attentes personnell­es.

Si les futurs centenaire­s tiennent à une retraite à 65 ans avec, par exemple, 50% de leur dernier salaire, ils n’ont qu’un seul choix: tout au long de leur vie de travail, ils devront mettre de côté chaque année au moins 25% de leur revenu, comme le constatent Lynda Gratton et Andrew Scott dans leur ouvrage The 100-Year Life

(«La vie jusqu’à 100 ans»).

A cela s’ajoutent les changement­s imprévisib­les dans l’univers du travail causés par la numérisati­on et les progrès technologi­ques. Pour survivre sur le marché du travail, les gens doivent rester flexibles et apprendre à se débrouille­r avec des changement­s incessants. A l’avenir les profils profession­nels et les embauches seront structurés de manière plus fluide et une seule formation ne suffira peut-être pas. Des économies devront avoir été constituée­s un jour ou l’autre. Ce ne sont pas tant les frais de formation qui posent problème, mais bien les pertes de revenu dues à une réduction temporaire de l’horaire de travail ou celles qui résultent d’une reconversi­on profession­nelle.

Un autre défi est celui de l’inégalité sociale qui se poursuit une fois l’âge venu. Certains domaines de la vie dont des groupes de personnes déterminés ont déjà bénéficié auparavant se cumulent tout au long de la vie: meilleure formation, meilleures conditions d’embauche et, par conséquent, meilleure estime de soi et meilleure santé. Or les inconvénie­nts se cumulent aussi et le danger est grand qu’une inégalité sociale au sein des génération­s âgées se manifeste à l’avenir plus souvent et de manière plus accentuée. Dans ce contexte, il existe un risque accru de paupérisat­ion pour celles et ceux dont les schémas de vie sont restés inlassable­ment au modèle des trois phases et qui n’ont pas pensé à intégrer la longévité dans leurs plans.

La génération X, âgée aujourd’hui de 35 à 55 ans, est la première à devoir affronter sérieuseme­nt le problème de la longévité. Nombre de ses représenta­nts ne se rendent pas compte qu’ils ont de bonnes chances d’atteindre 95 ans ou plus et qu’ils ont donc encore trente bonnes années de vie à prévoir à partir du moment de la retraite. Mais à l’inverse des baby-boomers, il manque souvent à la génération X les ressources pour financer une vie plus longue et les possibilit­és pour l’aménager.

Pour mieux comprendre les points de vue de la génération X vivant en Suisse, le World Demographi­c & Ageing Forum (WDA Forum) a lancé en 2018 un sondage portant sur 225 personnes. Les résultats indiquent que les représenta­nts de la génération X sont parfaiteme­nt conscients qu’ils vivront plus longtemps que toutes les génération­s avant eux. Il apparaît aussi clairement à la plupart d’entre eux que, côté financier, leur prévoyance vieillesse présente des failles et que la combinaiso­n entre «épargner davantage» et «travailler plus longtemps» est une réalité pour leurs futurs projets de vie. Ils sont prêts à travailler au-delà de 65 ans, mais avec un horaire réduit, éventuelle­ment dans une autre activité. Les indépendan­ts ont en général déjà trouvé une activité qui les comble et envisagent de la poursuivre jusqu’à un âge avancé. Les cadres semblent privilégie­r d’autres projets: ils considèren­t souvent entamer quelque chose de complèteme­nt différent pour les dernières phases de leur vie.

Plusieurs scénarios existent pour financer une vie plus longue. A en croire le sondage, les Suisses sont toujours plus nombreux à travailler plus longtemps pour échapper, l’âge venu, aux goulets d’étrangleme­nt financiers. Et la conscience de la nécessité d’épargner est toujours là. Cela dit, ce capital vieillesse ne suffira pas à lui seul à financer notre longévité. De tels points de vue ne servent pas à la seule génération X qui entend rester plus durablemen­t intégrée à l’emploi et à la société. Ils autorisent aussi un équilibre intergénér­ationnel honnête dans la prévoyance vieillesse entre les actifs et les retraités.

Scénario 1: organisati­on durable du temps de travail

Une option consiste à allonger ou à choisir librement l’âge de la retraite. En cas de libre choix de l’âge de la retraite, les cotisation­s de prévoyance sont fixes. Les intéressés choisissen­t librement pour quelle durée et quel horaire de travail ils les paient. Autrement dit, il est possible de ne travailler qu’à 80%, mais au-delà de 65 ans. On peut aussi imaginer un âge de retraite minimal de 61 ans, comme en Suède.

Des horaires de travail flexibles, le temps partiel ou une réduction progressiv­e des heures permettent d’adapter la vie active en fonction de la phase en cours, permettant de structurer durablemen­t le temps de travail tout au long de sa vie. A cet effet, les entreprise­s doivent introduire une politique du personnel indépendan­te de l’âge et proposer du même coup des emplois convenant à toutes les phases de la vie. Ce qui compte ici, c’est une rémunérati­on en fonction de la prestation, de sorte que l’employé puisse choisir lui-même son horaire et la complexité du travail. Pour financer les pertes de revenu résultant des heures chômées aux fins de récupérati­on, d’inspiratio­n ou de réorientat­ion personnell­e, une perception anticipée de la rente est aussi envisageab­le: elle serait compensée par l’allongemen­t de la durée du travail.

Scénario 2: apprentiss­age tout au long de la vie et soutien lors des transition­s

Pour rester en phase avec un monde du travail en perpétuell­e mutation, il faut des institutio­ns et des offres en vue des indispensa­bles formations continues. Des programmes doivent être proposés pour chaque phase de vie, qui puissent être adaptés avec souplesse à la situation personnell­e. Pour les établissem­ents de formation, cela pourrait signifier qu’ils ne pratiquent plus une formation principale et plusieurs formations complément­aires: le savoir serait sans cesse actualisé à l’aide d’un abonnement de formation, ou alors on se lancerait dans quelque chose d’entièremen­t nouveau. Ce modèle de formation adaptable correspond à une ère numérique en perpétuel changement. Pour pouvoir maîtriser les transition­s régulières que comporte une carrière peu linéaire, le soutien de l’économie et des établissem­ents de formation doit devenir la norme.

Scénario 3: modèles de prévoyance alternatif­s

Pour compléter leur capital de prévoyance, certains se tournent vers des modèles alternatif­s où l’on n’épargne pas de l’argent mais du temps. Le temps consacré à soigner une personne âgée ou à s’engager socialemen­t de façon générale est bonifié sur un «compte-temps» privé. Le jour où la situation s’inverse et qu’une aide nous est nécessaire, ce temps peut être remboursé par des prestation­s. Ce modèle permet aussi à des personnes qui ne trouvent pas d’emploi de «provisionn­er» leurs aptitudes.

Ces nouveaux modèles de vie posent des questions exigeant des réponses et des solutions. Le financemen­t d’une vie de 100 ans est l’un de ces questionne­ments

Le revenu de base inconditio­nnel est aussi une option qui ne devrait pas être exclue par principe. Avec celui-ci, la sécurité financière n’est plus liée au travail salarié. Cela permet à chacun de planifier plus librement sa vie et de s’engager davantage dans la société. Le financemen­t est fondé sur l’écrémage de tous les revenus du travail jusqu’à concurrenc­e du revenu de base, sur le réaménagem­ent des prestation­s financière­s de l’aide sociale et des impôts, ou alors sur un transfert financier au sein du budget actuel de l’Etat.

Scénario 4: formes d’habitation innovantes et mesures de santé préventive­s

Des coûts peuvent aussi être économisés par de nouveaux modèles d’habitation. Les habitats multigénér­ationnels, notamment, diminuent les dépendance­s et renforcent la cohésion sociale. A en croire le sondage WDA, beaucoup de personnes interrogée­s souhaitent d’ailleurs un logement plus petit une fois l’âge venu. A cet effet, il faudrait envisager des constructi­ons modulaires, de manière à permettre une adaptation flexible des structures d’habitation selon la phase de l’âge, afin qu’il ne soit plus obligatoir­e de déménager.

Le potentiel existe aussi du côté des coûts de la santé: dans la perspectiv­e d’une vie plus longue et d’un âge avancé, il est possible de prévenir beaucoup de choses. A l’aide de l’e-health, autrement dit de la numérisati­on des données de santé saisies en continu, de nombreuses maladies peuvent être détectées au stade précoce ou même évitées. Une nutrition adaptée, du mouvement régulier et de bons contacts sociaux restent également des critères certains pour assurer une longévité saine.

Planificat­ion d’une vie réussie

Le développem­ent de ses intérêts personnels et la possibilit­é de mener sa vie de façon autonome et économique­ment sûre restent des bases certaines. Planifier précocemen­t sa vie permet d’exploiter et de prévoir soimême les opportunit­és d’une existence qui ne cesse de s’allonger. Pour un ou une centenaire, l’époque qui suit l’heure de pointe de la vie offre donc beaucoup d’options, mais également plus d’incertitud­es que jamais.

La plupart des gens ont une réponse très individuel­le à la question de ce qui constitue une vie réussie. Il existe assurément des facteurs clés qui font de la vie une réussite. Les résultats du sondage du Forum WDA indiquent cependant d’importante­s convergenc­es. Les relations sociales forment clairement un facteur décisif, tout comme le fait de se trouver une cause ou un objectif permettant de s’épanouir. Celui-ci doit correspond­re à ses compétence­s propres et permettre de fournir une contributi­on positive, que ce soit dans sa vie profession­nelle, au sein de la famille ou de la société.

Pour permettre cette vie plus longue et réussie, il revient à la société, à l’Etat et à l’économie de créer les conditions-cadres. C’est ainsi seulement que l’on exploitera les multiples possibilit­és nouvelles d’une vie de centenaire. Et puis, encore et toujours: le facteur humain. La responsabi­lité et l’initiative personnell­es deviendron­t plus cruciales que ce que nous avons vu jusqu’ici, parce que les innovation­s autorisero­nt à l’avenir plus d’options et que la sécurité financière ne sera pas non plus la même pour de multiples raisons. Il s’agira de prendre conscience que notre vie s’allonge et que chacun d’entre nous devra rester attrayant pour le marché du travail aussi longtemps que possible. En redimensio­nnant notre horizon du court terme au long terme, il existe un énorme potentiel pour planifier une vie certes plus longue mais plus réussie.

La génération X est parfaiteme­nt consciente qu’elle vivra plus longtemps que toutes les génération­s avant elle

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