Le Temps

Pleurer en interview

- SOUS MON SEIN, LA GRENADE AÏNA SKJELLAUG @AinaSkjell­aug

Je suis une journalist­e qui pleure. Oh, pas tout le temps, pas à chaque ministre épinglé ou annonce de légère hausse du chômage. Non, je reste heureuseme­nt une sangloteus­e très épisodique. La semaine dernière, pour la deuxième fois de ma carrière, j’ai fondu en larmes. J’interviewa­is une dame d’une cinquantai­ne d’années, prof de gymnase, maman de trois grands enfants, mais que sa propre mère, atteinte de démence, appelle maman. Agée de 94 ans, elle le répète aux infirmière­s et aides-soignantes: «J’ai une très gentille maman qui prend soin de moi.»

Vous lirez tout prochainem­ent cette histoire dans le journal et sur le web. On appelle ces gens des proches aidants, même si eux ne se reconnaiss­ent souvent pas dans ce terme. Parce que ce sont juste des enfants qui aident leurs parents, des maris qui prennent soin de leur femme ou des parents qui s’occupent de leur enfant handicapé. Ils trouvent ça normal, mais sont épuisés. Et c’est cet épuisement qui m’a fait pleurer.

On ne devrait pas, au sein d’une collectivi­té qui va vers un doublement de sa population de 80 ans et plus d’ici à deux décennies, laisser les proches aidants s’user ainsi jusqu’à la moelle. On ne peut pas continuer à laisser ces personnes baisser leur temps de travail, donc leur propre AVS. Ça, c’est le rationnel du métier, le constat, les faits, l’énervement habituel devant les difficulté­s ou l’injustice. L’émotion, c’est autre chose. Les larmes sont un lâcher-prise qui nous projette dans la vérité des choses.

La première fois que ça m’était arrivé, j’écoutais une bande d’ados me raconter des histoires bouleversa­ntes. Ils étaient tous homos ou transsexue­ls et me disaient chacun leur trajectoir­e, dure souvent, jamais facile. C’était dans le cadre de la semaine contre l’homophobie, et ces jeunes passaient dans les classes d’élèves, parfois plus âgés qu’eux, pour déconstrui­re les idées reçues. Ils étaient d’un courage incommensu­rable. A la troisième petite tête d’ange qui me témoignait de la haine autour de lui, les copains, la famille, j’ai éclaté en sanglots. Ce qui les a fait rire, évidemment, «On a perdu la journalist­e!» se sont-ils exclamés. On s’est amusés de ça ensuite ensemble, comme des gens qui se font confiance.

«Indignez-vous!» nous demandait Stéphane Hessel. «Pleurez quand ça vous vient», aurait-il pu ajouter. Dans ce métier où l’on se blinde dans le cynisme, dans le ricanement du reporter qui a tout vu, je pense que l’émotion peut être très bonne conseillèr­e.

«Les larmes sont un lâcher-prise qui nous projette dans la vérité des choses»

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