Le Temps

Narcisse brise la glace en beauté

Le jeune metteur en scène hongrois David Marton plonge dans un bain musical le plus gracieux des héros mythologiq­ues. Le sortilège opère au Théâtre de Vidy

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

On n’échappe pas à Narcisse. On s’en croit détaché, il nous tombe dessus. Comme le héros d’Ovide, on poursuit une image de soi, tantôt jusqu’à l’obsession, tantôt jusqu’à la nausée. Fais le tour de ton visage et tu accéderas à l’inconnu qui loge en toi. A tes risques et périls, bien sûr. Au Théâtre de Vidy, un jeune musicien et metteur en scène hongrois, David Marton, imagine avec Narcisse et Echo une partie de chasse pour cinq interprète­s musiciens merveilleu­sement atmosphéri­ques.

Dans l’air, un chant d’abord auquel se mêle le refrain de la mer. Devant vous, cinq serres cubiques, mobiles sur leurs roulettes, au verre teinté, rouge peepshow, jaune interlope, orange électrique. Ces îlots sont des paradis artificiel­s. Un homme en gilet déboule sur scène, vif comme le devin Tirésias, celui qui prédit le destin de Narcisse, ce coureur qui, à force de briser des coeurs – celui de la belle Echo d’abord –, se verra condamner à chérir son propre reflet.

Il se pourrait donc que ce pianiste (Michael Wilhelmi) soit Tirésias, plus sûrement l’un de ses rhapsodes. Il pousse la porte d’une boîte transparen­te, se met au clavier, laisse ses doigts courir sur l’ivoire. Cascade de jazz. Deux femmes se sont glissées à leur tour dans la trame. L’une a l’élégance rétro des demoiselle­s en fleurs dans les comédies musicales de Jacques Demy; l’autre l’autorité rauque d’une héroïne de Rainer Werner Fassbinder. Dans votre fauteuil, vous rêvez: ces belles de nuit ont un petit air d’Echo.

Mythe en mille morceaux

Voyez comme chacune organise sa quête, captive de sa psyché. La plus romantique répand autour d’elle des lettres, autant de feuillets d’Hypnos. La plus fauve examine, en diseuse d’aventure, les cartes postales d’un destin, telles qu’elles s’exposent sur un tourniquet. Inutile de chercher ici un sens ultime à ce ballet intime. Narcisse est la figure par excellence du mouvement. S’il se fige, il se perd.

David Marton dissémine, comme autant de visions fugitives, les éclats d’un mythe. Le plaisir qu’on prend ici, c’est d’être tourneboul­é par une partition fantasque en apparence, sacrément rigoureuse en vérité. Car tout se répond dans ce chassé-croisé elliptique, où trompettis­te (Paul Brody), pianiste, chanteuses cherchent leur Narcisse.

Mais où se cache-t-il? Serait-ce ce beau gosse en liquette, le bras pris dans une attelle? On dirait bien. Renseignem­ent pris, l’acteur a fait une vilaine chute quelques jours avant la première. Narcisse blessé, c’est une très bonne idée, au fond. L’air égaré, il trouve refuge dans un jardin d’hiver. La forêt de ses chasses d’autrefois.

Le drame se précipite alors, sur un air de carrousel ivre, de Cotton Club dingo, de sonate de la dernière chance, jusqu’à la bascule finale, cette scène où l’impasse existentie­lle, celle dont Echo et Narcisse sont chacun à sa façon le nom, s’exprime dans la bouche d’une jeune fille d’aujourd’hui.

Le Narcisse de David Marton vous tombe donc bien dessus. Il vous fait mal, mais en beauté. On ne se refait pas. ▅

Narcisse et Echo, Théâtre de Vidy, Lausanne, jusqu’au 21 sept.; rens. https://vidy.ch/ narcisse-et-echo-0

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(NURITH WAGNER-STRAUSS) Cinq serres cubiques, mobiles sur leurs roulettes, au verre teinté, rouge peep-show, jaune interlope, orange électrique.

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