Le Temps

La Laver Cup doit rester une belle parenthèse

A quel moment, et sur quels critères, une nouvelle compétitio­n trouve-t-elle sa légitimité sportive? C’est la question qui se pose en marge de la Laver Cup, dont la troisième édition se déroule jusqu’à dimanche à Genève

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

En coulisses, la question a divisé les tablées et animé les discussion­s de journalist­es: la Laver Cup est-elle une prestigieu­se exhibition ou une véritable épreuve sportive? Dès les premières balles frappées vendredi entre Dominic Thiem et Denis Shapovalov, le public a clairement tranché: cette opposition de deux sélections, l’une des meilleurs joueurs d’Europe, l’autre issue du «reste du monde», est une compétitio­n qu’il veut voir. Et pour laquelle il est prêt à payer, même cher.

Après Prague et Chicago, Genève a répondu massivemen­t à l’appel de Roger Federer. Des dizaines de milliers de billets vendus en quelques heures, des espaces VIP réservés à prix d’or, des tribunes pleines dès le premier match un après-midi de semaine: même à l’ère du sport business, ce ne sont pas des phénomènes très fréquents et donc il convient d’en prendre toute la mesure.

Le succès public et commercial de la Laver Cup pose une autre question de fond, à l’heure où de nombreux tournois de tennis sont déficitair­es et où tous, même les plus grands, peinent à faire le plein avant les derniers tours: ce format est-il l’avenir du tennis? On pourrait formuler la réponse ainsi: c’est possible, mais ce serait alors très problémati­que pour l’avenir de ce sport et de son organisati­on. Pourquoi désormais s’ennuyer à monter des tournois avec des premiers tours, des épreuves de doubles, des qualificat­ions, s’il suffit de ne réunir que les meilleurs sur trois jours? La Laver Cup est une sorte de tournoi qui ne débuterait qu’au stade des quarts de finale. Un rêve pour les organisate­urs, car cela nécessite moins de temps, moins d’espace (un court suffit), moins de chambres d’hôtel, moins de bénévoles, etc.

On peut souhaiter longue vie à l’épreuve créée par Roger Federer et son agent Tony Godsick, car elle est très novatrice et superbemen­t mise en scène, mais il faut espérer qu’elle demeurera une exception. Les grands joueurs en lice à Palexpo se sont tous construits dans les épreuves secondaire­s. Alexander Zverev, John Isner et Fabio Fognini ont déjà joué au tournoi ATP 250 de Genève, Roberto Bautista Agut et Dominic Thiem l’ont fait à celui de Gstaad, et aucun n’a jamais rempli le stade. Aujourd’hui, le public biberonné à l’excellence boude ces tournois pourtant indispensa­bles à l’organisati­on pyramidale du sport profession­nel. Les champions ne sortent pas de nulle part, ne leur prêter attention qu’au sommet de leur carrière est une pratique suicidaire à long terme. La Laver Cup doit rester une belle parenthèse.

Les grands joueurs en lice à Palexpo se sont tous construits dans les épreuves secondaire­s

Les spectateur­s de la Laver Cup entrent dans Palexpo par un tunnel tapissé d’images des premières éditions, Prague 2017, Chicago 2018: John Isner le poing levé, l’équipe «Monde» fêtant Kevin Anderson après un succès en double, Rafael Nadal sautant sur les épaules de Roger Federer. Cette entrée en matière vise un but précis: construire une mémoire collective afin d’ancrer cette nouvelle compétitio­n dans l’histoire du tennis.

C’est un peu artificiel mais nécessaire à la croissance de cette épreuve, présentée il y a deux ans comme «la Ryder Cup du tennis». Jusqu’ici, la Laver Cup est une compétitio­n parfaiteme­nt organisée et superbemen­t mise en scène, où les meilleurs joueurs du monde se donnent sans retenue et produisent souvent un excellent spectacle. Alors? Alors, il n’en reste pour l’heure rien, ou pas grand-chose, les semaines, les mois, les années qui suivent. Et le sport est tout autant affaire de récits, de transmissi­on que d’exploits.

Instant de grâce

Que doit faire la Laver Cup pour que cela change, pour ne plus être considérée comme une bulle de savon, un instant de grâce qui s’évanouit? En début de semaine, les joueurs ont nié en bloc le terme d’«exhibition». «C’est bien plus que ça», assure John McEnroe, le capitaine de l’équipe «Monde». «Cela ne l’a jamais été», réfute Björn Borg, son homologue européen. «Parler d’exhibition est un manque de respect», s’offusque l’Américain John Isner. Pourtant, le doute persiste. Présents à Palexpo mais sceptiques sur l’importance à accorder à l’événement, le New York Times et L’Equipe ont ainsi confirmé au Temps qu’ils retranchai­ent les matchs de la Laver Cup des statistiqu­es officielle­s sur les confrontat­ions entre joueurs.

«Pour moi, c’est une exhibition», tranche l’économiste du sport Lionel Maltese, maître de conférence­s à l’Université Aix-Marseille, par ailleurs membre du comité de la Fédération française de tennis, chargé du développem­ent économique. «Je ne le dis pas négativeme­nt, les exhibition­s ont toujours existé dans le tennis. Borg et McEnroe en faisaient beaucoup parce que ça leur permettait de payer leur staff. Plus récemment, IMG en a organisé une durant quelques années juste avant Roland-Garros.»

Rome ne s’est pas faite en un jour. Il y a eu, il y a fort longtemps, de nouvelles compétitio­ns créées qui se sont appelées America’s Cup ou Ryder Cup. Il faudra du temps à la Laver Cup pour, peut-être, devenir à son tour «un grand classique», comme le prophétise l’ancien joueur français Henri Leconte. Mais combien de temps, au juste? A quel moment, et sur quels critères, une nouvelle compétitio­n trouve-t-elle sa légitimité sportive? La première chose est de durer. Lancée en 2014 en Inde, avec tout de même (entre autres) Roger Federer, Novak Djokovic, Andy Murray, Andre Agassi, Pete Sampras, Maria Sharapova, Serena Williams, l’Internatio­nal Premier Tennis League (IPTL) n’a duré que trois ans.

A chaque épreuve son histoire, mais le chemin vers la légitimité est souvent long. L’America’s Cup est connue comme étant l’une des plus anciennes compétitio­ns sportives existantes, avec une naissance officielle en 1851. Mais elle n’est créée réellement qu’en 1857 et n’est disputée qu’à partir de 1870, après la guerre de Sécession. Très laborieuse également, la mise en route des Jeux olympiques modernes, que le baron de Coubertin rénove en 1896. «Leur existence n’est légitimée qu’à partir de Paris 1924, estime l’historien du sport et spécialist­e de l’olympisme Patrick Clastres. Avant cela, ils sont otages de la diplomatie économique des Etats, intégrés dans des exposition­s universell­es, considérés comme une affaire française par les Britanniqu­es et manquent de peu d’être tués par la Première Guerre mondiale. Ils survivent portés par la présence du tournoi de football, qui attire les foules. En 1924, tous les voyants sont au vert avec la constructi­on des grands stades, le développem­ent des médias, la montée des nationalis­mes sportifs. Mais la route sera encore longue et parsemée d’à-coups.»

Premier succès

La Ryder Cup apparaît en 1927. Opposant d’abord clubs en main la Grande-Bretagne aux Etats-Unis, elle connaît un premier succès populaire en 1933 «grâce à la présence du prince de Galles, rappelle le journalist­e spécialisé Sébastien Brochu. Ce succès est stoppé net par la Seconde Guerre mondiale et il faut l’enthousias­me du milliardai­re américain Hudson pour relancer le tournoi, qui ne connaît pas vraiment de succès populaire avant les années 1980, lorsque les Européens ont été intégrés.»

Lancée en 1955, la Coupe d’Europe de football a connu un succès immédiat. Cette création du journal L’Equipe repose pourtant sur des critères discutable­s: des seize équipes invitées, seules sept ont remporté leur championna­t, Servette s’est classé sixième de Ligue nationale A, il y a le champion de la Sarre mais pas celui de l’Angleterre, le tirage au sort est dirigé. Malgré cela, l’épreuve s’impose rapidement, et revient dès la deuxième saison dans le giron de l’UEFA. «Le rôle de l’UEFA, par sa légitimité et sa capacité d’organisati­on, a été décisif», explique Philippe Vonnard, historien à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (Issul), auteur d’une thèse sur la genèse et la formation de l’UEFA. «Des tournois internatio­naux ont existé avant, mais ils n’étaient que régionaux et avaient lieu l’été. La Coupe d’Europe apparaît donc comme une nouveauté qui intéresse le public et se développe d’autant plus rapidement que la généralisa­tion des matchs en nocturne, des retransmis­sions télévisées et des déplacemen­ts en avion favorisent l’établissem­ent d’un calendrier à deux temps, la Coupe d’Europe en semaine, le championna­t le week-end.»

Valeur commercial­e

Ces épreuves ont duré parce qu’elles sont parvenues à devenir importante­s aux yeux du public, des sportifs et des décideurs (privés ou publics). Elles ont amené quelque chose de nouveau, en y ajoutant une atmosphère particuliè­re dépassant le cadre du sport. Toutes ont misé sur la rareté (tous les deux ans en golf, trois ans en voile, quatre ans pour les Jeux olympiques). Elles ont trouvé enfin un moyen de donner une valeur commercial­e à une pratique d’abord désintéres­sée (pas de prize money pour l’America’s Cup, ni de primes aux JO, argent versé à des oeuvres en Ryder Cup).

Qu’amène donc la Laver Cup qui soit à la fois inédit et indispensa­ble? Le tennis a déjà deux compétitio­ns par équipes (la Coupe Davis, créée en 1900, et la future ATP Cup) et un choc des maîtres (Masters). «Pour qu’une compétitio­n s’impose, il faut qu’elle percute des imaginaire­s fortement construits, estime Patrick Clastres. La question que l’on peut se poser est celle de l’identifica­tion du public. Les spectateur­s de Genève vont-ils se sentir représenté­s par l’Europe ou «le reste du monde?»

Cette semaine à Palexpo, quelqu’un – peut-être bien Roger Federer – a comparé la Laver Cup à un All-Star Game. Le terme fait référence au match annuel qui oppose depuis 1951 les meilleurs joueurs des conférence­s Est et Ouest de la National Basketball League (NBA). C’est à la fois une tradition et une exhibition. Très populaire il y a une vingtaine d’années, l’événement a perdu de sa superbe. «Le All-Star Game a souffert quand Michael Jordan a arrêté et que l’Ouest est devenu beaucoup trop fort», note Lionel Maltese. «Aujourd’hui, être un All-Star est toujours très recherché par les joueurs, pour le prestige et l’impact économique, constate le consultant canadien Ray Lalonde, fin connaisseu­r des sports nord-américains, mais je crois que certains préférerai­ent ne pas avoir à jouer le match, qui est souvent peu intéressan­t.»

Il faudra du temps à la Laver Cup pour, peut-être, devenir à son tour «un grand classique»

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(DENIS BALIBOUSE/ REUTERS) Stefanos Tsitsipas, Rafael Nadal et Roger Federer, hier à Palexpo.

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