Le Temps

Justice et dépendance­s

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

«Avoir acheté sa place est une chose moins corruptric­e qu’avoir à redouter de la perdre.» Alors que le procureur de la Confédérat­ion Michael Lauber se bat pour sa survie devant l’Assemblée fédérale de mercredi prochain, comme le fit son prédécesse­ur Erwin Beyeler, il n’est pas interdit de relire les Principes de politique de Benjamin Constant. Le penseur du libéralism­e constate en effet que «toute nomination temporaire, soit par le gouverneme­nt, soit par le peuple, toute possibilit­é de révocation, à moins d’un jugement positif, portent d’égales atteintes à l’indépendan­ce du pouvoir judiciaire».

Que le procureur général de la Confédérat­ion en soit réduit à mener une campagne électorale avec l’aide d’une agence de relations publiques suffit à démontrer que le système actuel d’élection par l’Assemblée fédérale, et surtout de réélection tous les quatre ans, est entaché d’un vice originel. En 2011, députés et sénateurs étaient appelés pour la première fois à élire le chef du Ministère public de la Confédérat­ion. Auparavant, c’était le Conseil fédéral. Après la période de tensions et de guerre ouverte entre le ministre de la Justice Christoph Blocher et le patron du parquet fédéral Valentin Roschacher, le parlement attendait une certaine stabilisat­ion avec le nouveau mode de désignatio­n. En échappant à la tutelle du Conseil fédéral, le procureur devait jouir de plus d’indépendan­ce. Ce fut, on l’a vu avec l’éjection d’Erwin Beyeler, pour dépendre de la versatilit­é des partis politiques et des élus.

Aujourd’hui, un certain nombre de députés souhaitera­ient que l’on revienne en arrière avec une nomination et une surveillan­ce par le gouverneme­nt. Ce serait considérer le Ministère public comme faisant davantage partie de l’exécutif, avec un lien de dépendance envers le gouverneme­nt, et non du pouvoir judiciaire indépendan­t. Le sort du procureur doit-il dès lors résulter de l’humeur du parlement ou de l’état de ses relations avec le Conseil fédéral? Quelques grandes démocratie­s ont choisi un système de désignatio­n par plusieurs pouvoirs conjointem­ent. En Allemagne, le procureur général auprès de la Cour fédérale de justice et les procureurs généraux sont nommés par le président de la République fédérale sur propositio­n du ministre de la Justice et du Bundesrat. Cela n’a pas empêché, en 2015, le ministre allemand de la Justice, Heiko Maas, qui reste l’autorité suprême du parquet, de limoger le procureur fédéral pour rupture de confiance. Au niveau européen, la désignatio­n du chef du parquet chargé des enquêtes sur les fraudes au budget nécessite un accord entre le parlement et le Conseil européen, les Etats membres. Ce qui ne va pas de soi, comme on l’a vu ce printemps avec les obstacles opposés à la magistrate roumaine Laura Codruta Kövesi.

Le plus grand problème, la Suisse l’expériment­e actuelleme­nt, tient, d’une part, au choix lié à l’appartenan­ce politique des candidats, mais aussi à l’élection des magistrats, juges ou procureurs, pour une durée limitée. Le constituti­onnaliste Jean-François Aubert notait déjà dans les années 1970, dans son Traité de droit constituti­onnel: «L’indépendan­ce des juges serait complète s’ils n’étaient soumis à réélection.» Aujourd’hui, procureur et juges fédéraux – voir les menaces de l’UDC sur la réélection du juge Yves Donzallaz – restent hélas à la merci du petit jeu partisan, faute d’instance de nomination et de contrôle totalement indépendan­te du pouvoir politique.

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