Le Temps

«Il n’y a pas de héros de l’alpinisme»

C’est le premier homme à avoir gravi les quatorze 8000 et à avoir vaincu l’Everest sans oxygène. Rencontre avec Reinhold Messner

- PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLINE CHRISTINAZ @caroline_tinaz

Quelle réaction aurait eue Reinhold Messner si, en 1978, on lui avait donné quinze minutes pour gravir l’Everest sans oxygène? Sans doute aurait-il protesté. C’est ce que nous avons fait lorsque nous avons appris qu’un petit quart d’heure était à notre dispositio­n pour nous entretenir avec cette légende de l’alpinisme. Il faisait gris ce jour-là aux Diablerets et le Festival internatio­nal du film alpin fêtait ses 50 ans en s’octroyant l’honneur d’inviter celui qui fut le premier, entre 1970 et 1986, à avoir gravi les quatorze 8000 présents sur cette terre.

Quelle force pousse un être à accomplir un pareil chemin? Derrière Reinhold Messner siège un mystère. Toute sa vie, il s’est battu pour établir la vérité sur l’ascension du Nanga Parbat en 1970 qui coûta la vie à son petit frère Günther. Au centre d’une controvers­e qui opposait ses propos à ceux des membres de l’expédition sur la montagne tueuse, il a pris connaissan­ce de la valeur des faits vérifiable­s dans un récit. Durant les années qui ont suivi, c’est le poids du survivant qui a pesé sur ses épaules. «Comme si c’était une faute d’être resté en vie», témoignait-il.

Auteur d’une abondante bibliograp­hie, conférenci­er, créateur de musées relatifs à la montagne, l’alpiniste a voué sa vie à repousser les limites et à raconter l’histoire qu’il était en train d’écrire. Est-ce une façon de se rendre immortel? Une manière de rétablir sa vérité? Une revanche? Ces questions, tout le monde se les pose lorsque le lion de l’Himalaya est évoqué. Mais tout le monde redoute aussi qu’il rugisse lorsque l’on touche à ses démons.

Car on connaît son caractère, tempétueux et imprévisib­le. Alors, aux Diablerets, à l’approche des quinze minutes fatidiques, on a le sentiment de marcher en équilibre sur une arête effilée. Lui, se tient droit, sa crinière est intacte, il ne ressent pas cette tension qui habite le ventre de celle qui lui fait face. En réalité, son attention est ailleurs. Les yeux magnifique­s de sa compagne dans lesquels il plonge la focalisent. Spontanéme­nt, la jeune femme s’est chargée de tenir le rôle d’interprète. Leurs regards sont complices. L’alpiniste de 74 ans se montre taquin et heureux. Mais fidèle à sa réputation, il peut passer du poétique au laconisme sans crier gare. Nous passerons donc quinze minutes à tenter de ramener les pieds d’un colosse des cimes sur le sol rocailleux d’une interview. Vous aimez votre célébrité? Non, c’est un fardeau. Mais j’ai réussi à faire de l’alpinisme un sujet de narration enthousias­mant que l’on peut considérer de façon critique. Au fil du temps, j’ai compris que la narration est aussi importante que les faits eux-mêmes pour reconstitu­er l’histoire de l’alpinisme.

Vous venez présenter votre réalisatio­n «Everest, l’ultime frontière» qui retrace votre ascension sans oxygène du Toit du Monde avec Peter Habeler en 1978. Trouvez-vous dans le documentai­re une manière plus efficace de traduire un récit? Certaines histoires méritent un film. Ce fut le cas pour celle-ci. J’écris des livres depuis 1970, je fais des conférence­s, j’ai créé des musées et, sans aucun doute, réaliser un film est l’exercice le plus compliqué auquel j’ai été confronté. Mais c’est, à mon sens, la façon la plus précise d’expliquer ce que les alpinistes ont vécu au téléspecta­teur. Je veux montrer la réalité et le film s’y prête bien, car il n’est pas nécessaire de traduire les émotions par des mots.

Vous avez ajouté des images de reconstitu­tion à celles filmées lors de votre ascension. Pourquoi? Une équipe de tournage anglaise nous suivait, Peter et moi. Mais au camp 4, ils ont déclaré forfait. Nous avons donc continué jusqu’au sommet seuls. C’est, à mon sens, cette partie, entre le camp 4 et le sommet qui est la plus passionnan­te de l’ascension. Nous étions à bout de forces et rampions dans la neige. J’avais une caméra avec moi. Mais je ne l’ai utilisée que quand j’ai été sûr d’atteindre la cime de l’Everest. Car j’avais besoin de toute mon énergie pour y arriver. A l’époque, la réussite de l’ascension était plus importante que le film. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Je pense que le résultat est réussi.

Qu’est-ce qu’un bon récit de montagne? Il doit convaincre les experts. Prenez par exemple le film The Revenant avec Di Caprio. Il est formidable. J’y croyais jusqu’au moment où un cheval saute une falaise de 100 mètres. A partir de là, ce n’était que du show. J’ai lâché. Moi, je veux de la réalité pas de la fiction.

Si vous aviez eu recours aux réseaux sociaux à l’époque, les auriez-vous utilisés? Je ne sais pas. Ce que je peux dire c’est que j’ai eu beaucoup de chance de ne pas les avoir eus. Aujourd’hui, celui qui est au K2 publie une image de son ascension qui est aussitôt dépassée par celle d’un autre sur l’Everest. Moi, j’avais le temps de rentrer à la maison, d’écrire un livre, de faire une conférence avant que quelqu’un ne parle de son expérience à lui. Le succès de mes livres et sans doute la renommée dont je jouis doivent beaucoup au fait que rien ne pressait alors. Les jeunes aujourd’hui sont très bons. Mais ils n’ont plus de temps.

Que pensez-vous de la foule qui converge vers le sommet de l’Everest chaque printemps? L’alpinisme sur ces grandes montagnes est devenu une forme de tourisme. Les touristes ont aussi le droit d’avoir des objectifs.

Quelle différence y a-t-il entre ces approches? Les alpinistes vont là où personne ne va. Les touristes vont là où tout le monde va.

Vous sentez-vous responsabl­e de cet engouement touristiqu­e? Non.

Vous étiez membre du Parlement européen pour les écologiste­s. Que pensez-vous des manifestat­ions de jeunes pour le climat? Et de la figure de Greta Thunberg? Protester est une bonne chose. Mais convertir est plus difficile. Quelle est votre vision de la situation écologique actuelle? C’est une affaire de désespoir. Mais l’alpinisme n’a rien à voir avec l’écologie.

Où s’opère l’avenir de la pratique de l’alpinisme aujourd’hui? Les montagnes qui culminent entre 5000 et 7000 offrent une multitude de possibilit­és de grimpe.

Votre fils Simon a justement ouvert une voie en solitaire sur le Tosche III au Pakistan. Quels conseils lui avez-vous donnés avant qu’il s’en aille? Je ne donne aucun conseil! J’étais un peu inquiet. Mais si je lui avais demandé de rester tranquille à la maison, il m’aurait pris pour un fou.

Pour certains, le dernier grand enjeu sur les 8000 est de parvenir au sommet du K2 en hiver. Cependant, vous avez affirmé l’an passé que ces hivernales ne relèvent que d’un simple effet de mode. C’est le cas. L’alpinisme en hiver répond à une mode sur trois périodes. Après la Première Guerre mondiale, on a commencé à aller skier à la montagne en hiver. Ensuite dans les années 60, les meilleurs grimpeurs ont décidé de se confronter aux grandes faces nord des Alpes en hiver. Puis, dans les années 80, on a assisté au grand enthousias­me autour des 8000 en style hivernal. Maintenant, tout cela est passé. Dans les Alpes, on ne valorise plus l’hivernale car grimper en hiver est plus simple qu’en été à cause du réchauffem­ent climatique. En Himalaya, une fois que la cime du K2 aura été foulée entre décembre et mars, on n’entendra plus parler de cette mouvance.

On vous demande souvent votre avis sur l’actualité alpine. Au fond, avec le temps, vous avez pris la place de l’arbitre des montagnes... En aucun cas. Je ne fais qu’observer ce qui s’y passe.

Vous jugez aussi, tout de même. Dans le film «Path to Everest», qui traite de la double ascension de Kilian Jornet en 2017, vous dites qu’il ne sera jamais présent dans votre livre sur l’histoire de l’alpinisme. En effet, Kilian Jornet est un excellent sportif, mais ce n’est pas un alpiniste. Je ne m’y intéresser­ai que lorsqu’il lèvera le nez de son chronomètr­e.

Que faire pour être un héros de l’alpinisme? Rien. Il n’y a pas de héros dans l’alpinisme.

A l’époque, les montagnes étaient gravies sous l’égide des nations. Aujourd’hui, les marques ont pris le relais. Quel avis portez-vous sur le sponsoring qui tourne autour des exploits alpins? Il n’y a pas d’aventure sans argent. Les meilleurs alpinistes gardent leur valeur même s’ils sont sponsorisé­s. Ils grimpent pour eux, pour une idée. Chaque expédition a lieu dans un contexte commercial. C’est pour cela que je ne me permets pas de définir les expédition­s de masse à l’Everest comme plus commercial­es que les autres. Tout est commercial. De mon côté, je me suis vite éloigné des grandes expédition­s nationales. Je finançais mes aventures en travaillan­t, en écrivant des récits, en donnant des conférence­s ou en mettant mon expérience au service des industries de l’équipement. Cela m’a valu le surnom de «pute de la montagne». On m’accusait de vendre mon âme et mon identité pour parvenir à mes buts. J’ai toujours dit je préférais être une pute plutôt qu’un menteur.

«La célébrité est un fardeau»

Avez-vous été soulagé lorsque vous avez achevé la course aux quatorze 8000? Je me suis senti libre de me lancer dans de nouveaux projets.

Vous êtes-vous demandé pourquoi vous aviez fait cela? C’était par curiosité. Par envie. Et par quête d’aventure.

Le referiez-vous? J’ai la chance de ne plus pouvoir le faire.

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(JOERN HAUFE/KEYSTONE/AP/DAPD) Les alpinistes vont là où personne ne va. Les touristes vont là où tout le monde va.

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