Le Temps

A l’Arsenic, les artistes changent le monde

Repenser la société avec engagement et sincérité, voilà ce que Patrick de Rham demande aux artistes qu’il programme sur la scène lausannois­e. Présentati­on de sa nouvelle saison, qui débute le 26 septembre prochain

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-PIERRE GENECAND

Pamina de Coulon qui débarrasse la notion d’environnem­ent de son romantisme. Joël Maillard qui s’intéresse à ce qu’il reste de la culture quand on a tout oublié. La formidable Margot Van Hove, nouvelle venue digne de Laetitia Dosch, qui incarne toutes les figures féminines sans en juger aucune. Julien Mages qui revisite le triangle amoureux. Et encore Yan Duyvendak qui invite l’audience à sortir dans la rue et à perturber l’ordre public ou Julia Perazzini qui convoque sur scène l’âme de son frère décédé…

Les artistes romands composent les deux tiers de la nouvelle saison de l’Arsenic, à Lausanne, et tous leurs projets sont passionnan­ts. A leurs côtés, une dizaine d’accueils étrangers poursuiven­t également la quête chère à Patrick de Rham, le directeur des lieux: «sortir de la vision dominante du monde, qui est encore celle d’un homme, blanc, hétéro et bourgeois. Je choisis un artiste pour sa capacité à questionne­r la société et à la changer.» Entretien avec un calme qui bouillonne au-dedans.

Vous entamez votre troisième exercice à la tête du centre d’art scénique lausannois. Quelle est votre ligne? C’est celle de l’Arsenic depuis longtemps: accompagne­r sur plusieurs saisons les artistes locaux, jeunes et moins jeunes, en leur donnant le maximum de liberté afin qu’ils puissent produire des objets hors du commun. Ma patte plus personnell­e consiste à aller chercher certains d’entre eux, non seulement dans les écoles de théâtre et de danse, mais aussi dans les écoles d’art.

Justement, vous accueillez en novembre Jessy Razafimand­imby, qui vient de la HEAD… Oui, cet artiste qui est né à Tananarive et a grandi à Genève s’inscrit dans la série de projets Alpina Huus programmés par la curatrice d’art Elise Lammer. Ce jeune peintre créera sur place et souhaite habiter dans l’exposition qui servira d’écrin à ses performanc­es pour installer une relation plus intime avec les spectateur­s et les rencontrer pour de bon. Ce qui me plaît aussi dans cette démarche, c’est ce qu’elle exige de nous. L’Arsenic doit être capable de modifier les conditions d’accueil en fonction des désirs des artistes. Souvent, les théâtres imposent des cadres stricts qui étouffent la variété des projets et leur inventivit­é.

Quelle est la marque de cette troisième saison? Un bon équilibre entre les artistes émergents et les artistes confirmés. Au début, j’ai dû rassembler une famille d’artistes dans laquelle je me reconnaiss­ais. Aujourd’hui, ces artistes comme Joël Maillard, Julia Perazzini ou Pamina de Coulon sont déjà plus installés et je peux poursuivre ma mission de soutien auprès des tout jeunes comme Ana Wild, qui travaille sur une pièce sonore, ou le duo Caroline Imhof et Tatiana Baumgartne­r, qui questionne justement la figure du directeur de théâtre!

Quelle est la proportion de créations et d’accueils, d’artistes romands et d’artistes étrangers? Sur 40 projets, 30 sont des créations en coproducti­on, c’est-àdire qu’on y injecte de l’argent et que la compagnie bénéfice de l’un de nos sept espaces de répétition à raison de six à huit semaines. Et deux tiers de ces spectacles sont l’oeuvre d’artistes romands. On reproche souvent à l’Arsenic façon de Rham d’être devenu un lieu qui célèbre la performanc­e au détriment du théâtre ou de la danse. Qu’en dites-vous? Deux choses. Déjà, le théâtre est très présent. Julien Mages, Philippe Saire, qui monte fin novembre Angels in America, Jonathan Capdeviell­e ou Robert Cantarella sont des artistes du verbe. L’Arsenic participe d’ailleurs à des publicatio­ns, comme celle du texte de Pamina de Coulon en collaborat­ion avec les Editions Art&fiction. Mais je dis aussi que les frontières entre le théâtre et la danse, la musique ou les arts plastiques sont devenues très poreuses. Il est si difficile de définir des catégories que la commission vaudoise d’attributio­n des subvention­s a décidé de parler d’arts de la scène sans plus de précisions, désormais.

Votre souci de directeur est-il de changer le monde? C’est clair que c’est un de mes moteurs de décision. Pour que je retienne un artiste, il faut qu’il ait une urgence de créer, un propos fort sur la société. Jamais je ne programmer­ai quelqu’un qui est malin, qui a bien compris les codes esthétique­s du moment, mais qui n’est pas sincère. Et, comme axe de changement, je pense qu’il est temps de sortir de la vision blanche, machiste et bourgeoise du monde pour proposer une nouvelle vision qui travaille sur la décolonisa­tion, l’horizontal­isation des connaissan­ces et tienne compte des identités minoritair­es, trans et queer.

Votre travail est donc politique autant qu’artistique? Oui, pour autant qu’on prenne le mot politique dans son acception sociétale, intime et performati­ve. Je n’ai pas de programme, ni de carte de parti!

Comment programmez-vous les artistes étrangers? Sur vidéo? Sur dossier? Non, je voyage beaucoup. Je vais régulièrem­ent en Finlande ou en Belgique. Je vais aussi à Berlin, Stockholm, Bologne et Paris. Ou à Marseille, aux festivals Actoral et Parallèle, qui partagent notre ligne. Et encore à Vienne, où se déroule ImPulsTanz, un grand festival de danse avec lequel on collabore régulièrem­ent. Je fréquente également les centres d’art visuel et les biennales. Je ne bouge pas uniquement pour programmer ma saison, mais pour établir un cadre référentie­l de ce qui se fait ailleurs, de sorte à situer et éventuelle­ment guider les artistes romands dans ce panorama.

Justement, comment se porte la création contempora­ine romande à l’échelle internatio­nale? Avec des artistes comme François Gremaud, Massimo Furlan, Marco Berrettini ou Maria La Ribot, la Suisse romande bénéficie d’une grande notoriété à l’étranger. Elle se distingue par des objets transdisci­plinaires et décalés, et doit continuer à travailler sur cette spécificit­é. Ce n’est pas gagné, car je trouve qu’il y a trop peu de théâtres prêts à prendre des paris sur des artistes inconnus et hors norme.

Un dernier mot sur le spectacle d’ouverture, celui de Dana Michel, à voir dès le 26 septembre. De qui et de quoi s’agit-il? Dana Michel est une danseuse canadienne qui évoque des sujets proches d’elle avec une puissance et une sincérité renversant­es. Son premier spectacle, Yellow Towel, parlait de sa difficulté d’avoir grandi en tant que jeune fille noire dans un environnem­ent blanc. Elle y racontait comment elle nouait un mouchoir jaune sur ses cheveux pour être blonde! Dans CUTLASS SPRING, elle analyse le rapport entre sexualité et maternité. La latitude ou non qu’une mère a en la matière. Dana Michel traduit ces empêchemen­ts à travers des mouvements entravés et des essais ratés. Elle parvient à complèteme­nt transcende­r le sujet.

PATRICK DE RHAM

DIRECTEUR DE L’ARSENIC

«Pour que je retienne un artiste, il faut qu’il ait une urgence de créer, un propos fort sur la société»

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(MATHILDA OLMI) Margot Van Hove exprime avec un formidable engagement tous les possibles féminins.
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