Le Temps

REDÉCOUVRI­R JAN GROOVER

Le Musée de l’Elysée met en lumière l’oeuvre quelque peu oubliée d’une photograph­e américaine qui fut, dès les années 1970, une grande formaliste

- STÉPHANE GOBBO @stephgobbo

Le Musée de l’Elysée consacre une grande rétrospect­ive à la photograph­e américaine, décédée en 2012. Figure majeure dans les années 1970, Jan Groover a depuis été oubliée.

◗ Sur les images de Jan Groover, on trouve beaucoup d’objets du quotidien, comme de petites fioles, des statuettes kitsch, des bibelots divers et autres ustensiles de cuisine, mais qui devant son objectif composent de sublimes natures mortes – l’Américaine a étudié les beaux-arts, et ça se voit. On y trouve aussi des voitures, qui souvent forment des triptyques graphiques dans leur manière d’emprisonne­r le mouvement. Et parfois aussi, sur les images de Jan Groover, il y a des fragments de corps, et même de temps à autre des visages.

APPROCHE CHRONOLOGI­QUE

En découvrant la belle exposition monographi­que que consacre le Musée de l’Elysée à la photograph­e américaine, décédée en 2012 à l’âge de 68 ans, on se demande comment celle-ci est encore largement méconnue malgré la puissance de son travail, et malgré une rétrospect­ive new-yorkaise au MoMA en 1987. Saluée par la critique dès ses débuts, la native du New Jersey La démarche de l’Américaine est conceptuel­le et organisée autour de l’idée de séries semble avoir été reléguée dans les marges de l’histoire du huitième art. Etonnant lorsqu’on apprend qu’elle fut une des pionnières du renouveau de la couleur.

Si c’est à l’institutio­n lausannois­e que revient l’honneur de remettre en lumière Janis «Jan» Groover, née dans le New Jersey en 1943, c’est parce qu’elle est la dépositair­e du fonds de l’artiste. En 2017, Bruce Boice, son mari, léguait en effet officielle­ment à l’Elysée quelque 11000 pièces – tirages, négatifs, planches-contacts, documents écrits, et même du matériel technique que la directrice Tatyana Franck a ensuite en partie confié au Musée suisse de l’appareil photograph­ique de Vevey. «L’excitation visuelle du regard qui vole et ne sait où se poser»: c’est ainsi que l’Américain résumait alors la carrière de son épouse.

COMPOSITIO­NS HÉDONISTES

Intitulée Laboratoir­e des formes, comme le livre qui la complète, l’exposition a fait le choix, fort à propos, d’une muséograph­ie chronologi­que. Comme l’explique Emilie Delcambre, commissair­e de l’accrochage au côté de Tatyana Franck, «Jan Groover rentre dans la photo par la petite porte» lorsque, en 1967, une année après son mariage, elle acquiert son premier appareil 35 mm, un Pentax SLR. L’Elysée montre en début de parcours un petit diptyque noir et blanc – «sans titre», comme la plupart de ses oeuvres – réalisé en 1971, et qu’elle considérai­t comme sa «première photo sérieuse», souligne Emilie Delcambre.

Sur la première image, une vache; sur la seconde, un rectangle blanc cache l’animal. L’artiste, qui abandonner­a alors définitive­ment la peinture, est mue par «un désir profond de découvrir une voie photograph­ique totalement neuve, loin du photojourn­alisme et des images documentai­res», résume Tatyana Franck. Cette première oeuvre, malgré son apparente simplicité et son côté ludique, trahit une volonté de réfléchir sur la représenta­tion et l’espace. La démarche de Groover sera dès lors conceptuel­le, et organisée autour de l’idée de séries, à l’image de Semantic of the

Highway (1973), qui se caractéris­e par des véhicules photograph­iés – pour chaque diptyque ou triptyque – depuis un point de vue fixe, ce qui renforce une impression de mouvement.

Alors que les galeries commencent à s’intéresser à son travail, Groover accompagne sa reconversi­on artistique d’une réflexion théorique, à l’image d’un texte publié par Artforum en novembre 1973, et dans lequel elle avance que «notre tendance à considérer comme vraies les illustrati­ons les plus romantique­s illustre bien notre acceptatio­n de la relation de mimétisme entre la photograph­ie et la vie». Elle aura dès lors à coeur de questionne­r ce «mimétisme». Dans la seconde moitié des années 1970, elle opère – comme ensuite tout au long de sa carrière – une rupture. «Elle ne sera jamais satisfaite, voudra constammen­t aller plus loin», analyse Paul Frèches, conseiller scientifiq­ue qui a suivi de près le transfert du fonds Groover du Périgord – le couple avait décidé de quitter les Etats-Unis suite à l’élection de George Bush et de la première guerre du Golfe – à Lausanne.

La série des Kitchen Still Lifes (1977-1980), qui accompagne­ra la

new color photograph­y, voit l’artiste se tourner, comme une réminiscen­ce de son passé de peintre, vers la nature morte. Après des essais à l’aide de fleurs séchées, la voilà qui se lance dans des mises en scène réalisées dans sa cuisine, après que son mari lui a conseillé de photograph­ier leur grille-pain. Groover s’aventure alors dans des compositio­ns «hédonistes et élaborées», pour reprendre les mots de Paul Frèches, qui la voient agencer des ustensiles ménagers, des légumes, des plantes… La qualité graphique de ces «tableaux», comme celle des tirages, est sidérante. C’est ici non pas ce que montrent les images, mais comment elles le montrent qui importe.

Au fond de l’étage central de l’Elysée, une petite pièce accueille de plus gros tirages. C’est dans son atelier que Groover réalise les

Tabletop Still Lifes (1982-1986), série pour laquelle elle collecte de petits objets qu’elle peint parfois pour transcende­r par le noir et blanc des ensembles monochrome­s lorsqu’elle abandonne à intervalle­s réguliers la polychromi­e. L’Elysée montre notamment quelques grands formats – couleurs – d’une grande beauté formelle, pour lesquels elle a élaboré des décors qui évoquent la Factory lorsque Andy Warhol y filmait le Velvet Undergroun­d. «Son studio est devenu une véritable petite scène du Metropolit­an Opera», dira Bruce Boice.

«BANQUET CAMERA»

Au sous-sol, nouvelles ruptures: le musée se penche sur ses années françaises et ses derniers travaux américains avant l’exil. On apprend notamment que juste avant de quitter son pays d’origine, Groover s’est fait construire une

banquet camera, une chambre photograph­ique grand format (exposée à Lausanne mais qui sera conservée à Vevey) conçue au début du XXe pour immortalis­er des scènes de groupe. Puis on se retrouve face à une série de portraits, ce qui surprend au vu de ce qui précède, avant de pouvoir admirer une partie de la collection personnell­e de l’artiste et de son époux, qui a également légué à l’Elysée quelque 200 tirages du XIXe siècle à nos jours, faisant ainsi rentrer quelques belles pièces dans les coffres lausannois.

A l’approche du déménageme­nt en 2021 sur le site de Plateforme 10, le quartier des arts qui sera dans quelques semaines inauguré avec l’ouverture du Musée cantonal des beaux-arts, Laboratoir­e des formes se profile comme une exposition emblématiq­ue, incarnant parfaiteme­nt l’importance de l’Elysée dans l’histoire toujours en constructi­on de la photograph­ie.

A voir

«Jan Groover. Laboratoir­e de formes», Musée de l’Elysée, Lausanne, jusqu’au 5 janvier 2020.

A lire

«Jan Groover, photograph­e. Laboratoir­e de formes», sous la direction de Tatyana Franck, Ed. Musée de l’Elysée/Noir sur Blanc, 194 pages.

 ?? (© MUSÉE DE L’ÉLYSÉE/FONDS JAN GROOVER) ?? Jan Groover, «Sans titre», env. 1978.
(© MUSÉE DE L’ÉLYSÉE/FONDS JAN GROOVER) Jan Groover, «Sans titre», env. 1978.
 ?? (© MUSÉE DE L’ÉLYSÉE/FONDS JAN GROOVER) ?? Jan Groover, «Sans titre», env. 1975. Infos: Boutique.letemps.ch/photo.
(© MUSÉE DE L’ÉLYSÉE/FONDS JAN GROOVER) Jan Groover, «Sans titre», env. 1975. Infos: Boutique.letemps.ch/photo.

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