REDÉCOUVRIR JAN GROOVER
Le Musée de l’Elysée met en lumière l’oeuvre quelque peu oubliée d’une photographe américaine qui fut, dès les années 1970, une grande formaliste
Le Musée de l’Elysée consacre une grande rétrospective à la photographe américaine, décédée en 2012. Figure majeure dans les années 1970, Jan Groover a depuis été oubliée.
◗ Sur les images de Jan Groover, on trouve beaucoup d’objets du quotidien, comme de petites fioles, des statuettes kitsch, des bibelots divers et autres ustensiles de cuisine, mais qui devant son objectif composent de sublimes natures mortes – l’Américaine a étudié les beaux-arts, et ça se voit. On y trouve aussi des voitures, qui souvent forment des triptyques graphiques dans leur manière d’emprisonner le mouvement. Et parfois aussi, sur les images de Jan Groover, il y a des fragments de corps, et même de temps à autre des visages.
APPROCHE CHRONOLOGIQUE
En découvrant la belle exposition monographique que consacre le Musée de l’Elysée à la photographe américaine, décédée en 2012 à l’âge de 68 ans, on se demande comment celle-ci est encore largement méconnue malgré la puissance de son travail, et malgré une rétrospective new-yorkaise au MoMA en 1987. Saluée par la critique dès ses débuts, la native du New Jersey La démarche de l’Américaine est conceptuelle et organisée autour de l’idée de séries semble avoir été reléguée dans les marges de l’histoire du huitième art. Etonnant lorsqu’on apprend qu’elle fut une des pionnières du renouveau de la couleur.
Si c’est à l’institution lausannoise que revient l’honneur de remettre en lumière Janis «Jan» Groover, née dans le New Jersey en 1943, c’est parce qu’elle est la dépositaire du fonds de l’artiste. En 2017, Bruce Boice, son mari, léguait en effet officiellement à l’Elysée quelque 11000 pièces – tirages, négatifs, planches-contacts, documents écrits, et même du matériel technique que la directrice Tatyana Franck a ensuite en partie confié au Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey. «L’excitation visuelle du regard qui vole et ne sait où se poser»: c’est ainsi que l’Américain résumait alors la carrière de son épouse.
COMPOSITIONS HÉDONISTES
Intitulée Laboratoire des formes, comme le livre qui la complète, l’exposition a fait le choix, fort à propos, d’une muséographie chronologique. Comme l’explique Emilie Delcambre, commissaire de l’accrochage au côté de Tatyana Franck, «Jan Groover rentre dans la photo par la petite porte» lorsque, en 1967, une année après son mariage, elle acquiert son premier appareil 35 mm, un Pentax SLR. L’Elysée montre en début de parcours un petit diptyque noir et blanc – «sans titre», comme la plupart de ses oeuvres – réalisé en 1971, et qu’elle considérait comme sa «première photo sérieuse», souligne Emilie Delcambre.
Sur la première image, une vache; sur la seconde, un rectangle blanc cache l’animal. L’artiste, qui abandonnera alors définitivement la peinture, est mue par «un désir profond de découvrir une voie photographique totalement neuve, loin du photojournalisme et des images documentaires», résume Tatyana Franck. Cette première oeuvre, malgré son apparente simplicité et son côté ludique, trahit une volonté de réfléchir sur la représentation et l’espace. La démarche de Groover sera dès lors conceptuelle, et organisée autour de l’idée de séries, à l’image de Semantic of the
Highway (1973), qui se caractérise par des véhicules photographiés – pour chaque diptyque ou triptyque – depuis un point de vue fixe, ce qui renforce une impression de mouvement.
Alors que les galeries commencent à s’intéresser à son travail, Groover accompagne sa reconversion artistique d’une réflexion théorique, à l’image d’un texte publié par Artforum en novembre 1973, et dans lequel elle avance que «notre tendance à considérer comme vraies les illustrations les plus romantiques illustre bien notre acceptation de la relation de mimétisme entre la photographie et la vie». Elle aura dès lors à coeur de questionner ce «mimétisme». Dans la seconde moitié des années 1970, elle opère – comme ensuite tout au long de sa carrière – une rupture. «Elle ne sera jamais satisfaite, voudra constamment aller plus loin», analyse Paul Frèches, conseiller scientifique qui a suivi de près le transfert du fonds Groover du Périgord – le couple avait décidé de quitter les Etats-Unis suite à l’élection de George Bush et de la première guerre du Golfe – à Lausanne.
La série des Kitchen Still Lifes (1977-1980), qui accompagnera la
new color photography, voit l’artiste se tourner, comme une réminiscence de son passé de peintre, vers la nature morte. Après des essais à l’aide de fleurs séchées, la voilà qui se lance dans des mises en scène réalisées dans sa cuisine, après que son mari lui a conseillé de photographier leur grille-pain. Groover s’aventure alors dans des compositions «hédonistes et élaborées», pour reprendre les mots de Paul Frèches, qui la voient agencer des ustensiles ménagers, des légumes, des plantes… La qualité graphique de ces «tableaux», comme celle des tirages, est sidérante. C’est ici non pas ce que montrent les images, mais comment elles le montrent qui importe.
Au fond de l’étage central de l’Elysée, une petite pièce accueille de plus gros tirages. C’est dans son atelier que Groover réalise les
Tabletop Still Lifes (1982-1986), série pour laquelle elle collecte de petits objets qu’elle peint parfois pour transcender par le noir et blanc des ensembles monochromes lorsqu’elle abandonne à intervalles réguliers la polychromie. L’Elysée montre notamment quelques grands formats – couleurs – d’une grande beauté formelle, pour lesquels elle a élaboré des décors qui évoquent la Factory lorsque Andy Warhol y filmait le Velvet Underground. «Son studio est devenu une véritable petite scène du Metropolitan Opera», dira Bruce Boice.
«BANQUET CAMERA»
Au sous-sol, nouvelles ruptures: le musée se penche sur ses années françaises et ses derniers travaux américains avant l’exil. On apprend notamment que juste avant de quitter son pays d’origine, Groover s’est fait construire une
banquet camera, une chambre photographique grand format (exposée à Lausanne mais qui sera conservée à Vevey) conçue au début du XXe pour immortaliser des scènes de groupe. Puis on se retrouve face à une série de portraits, ce qui surprend au vu de ce qui précède, avant de pouvoir admirer une partie de la collection personnelle de l’artiste et de son époux, qui a également légué à l’Elysée quelque 200 tirages du XIXe siècle à nos jours, faisant ainsi rentrer quelques belles pièces dans les coffres lausannois.
A l’approche du déménagement en 2021 sur le site de Plateforme 10, le quartier des arts qui sera dans quelques semaines inauguré avec l’ouverture du Musée cantonal des beaux-arts, Laboratoire des formes se profile comme une exposition emblématique, incarnant parfaitement l’importance de l’Elysée dans l’histoire toujours en construction de la photographie.
A voir
«Jan Groover. Laboratoire de formes», Musée de l’Elysée, Lausanne, jusqu’au 5 janvier 2020.
A lire
«Jan Groover, photographe. Laboratoire de formes», sous la direction de Tatyana Franck, Ed. Musée de l’Elysée/Noir sur Blanc, 194 pages.