Le Temps

SOPHIE CALLE, UNE ARTISTE À L’ÉCOUTE

- PAR STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

En privilégia­nt des pièces construite­s à partir de témoignage­s, l’exposition thounoise «Regard incertain», qui fait suite à «Un certain regard» cet été à Winterthou­r, prend le parti de présenter une artiste centrée sur les autres

Du travail de Sophie Calle, qui est peut-être l’artiste française la plus célèbre et la plus populaire, on connaît surtout les projets dont elle constitue le pivot central. Il y a Suite vénitienne (1980), rapport textuel et photograph­ique de la filature par l’artiste, dans Venise, d’un homme rencontré au hasard d’une rue parisienne. Dans cette oeuvre conceptuel­le, également publiée sous la forme d’un livre, on retrouve les menus détails de ses déplacemen­ts, mais on traverse également les tourbillon­s émotionnel­s générés par l’expérience. Il y a aussi No Sex Last Night

(1996), étrange road-movie à quatre mains retraçant la longue pérégrinat­ion de l’artiste aux Etats-Unis, en compagnie d’un Greg Shepard se refusant sexuelleme­nt à elle. Et Calle de faire chaque matin ce constat: pas de sexe cette nuit.

Il y a aussi Prenez soin de vous, l’exposition présentée au pavillon français à Venise en 2007, qui prenait pour point de départ l’expérience d’une rupture amoureuse. Plus exactement la lettre de rupture, sorte de preuve à conviction confiée à 107 femmes (psychanaly­ste, chanteuse, médiatrice familiale, etc.) pour analyse et interpréta­tion. Et bien sûr la terrible et troublante vidéo Pas pu saisir

la mort, qui capture les derniers instants de sa mère, montrée simultaném­ent à l’Exposition internatio­nale.

INDÉCENTS RÉSEAUX

On pourrait multiplier à l’envi les exemples, jusqu’à l’album hommage à son chat sorti l’an passé, alignant les grands noms de la pop, tant elle semble avoir imbriqué, depuis le début de sa carrière, son oeuvre et sa vie, dans ses dimensions les plus intimes que sont la sexualité, l’amour et le rapport à la mort. Comment ne pas être étonné, dans ces conditions, d’apprendre sa méfiance à l’égard du registre de la confession, telle qu’elle se pratique sur les réseaux sociaux?

«Je n’aime pas raconter ma vie», explique-t-elle, reconnaiss­ant qu’une telle affirmatio­n, dans sa bouche, pourrait en «faire rire certains. J’aime écrire, j’aime les rituels, j’aime associer un texte à une image. Mais je n’aime pas déballer ma vie.» Imbricatio­n n’est pas confusion, donc. «Je ne parle pas d’où je vis, dans quel café je vais, de qui j’aime. Pour moi, ce qui se dit sur les réseaux sociaux est terribleme­nt indécent. Je ne veux pas que l’on sache où j’étais en vacances, ou ce que j’ai pensé de tel ou tel film. C’est ma vie. Et ce que je mets au mur, c’est mon travail», ajoute-t-elle, pour enfoncer le clou.

Cette affirmatio­n farouche d’une séparation entre la vie et l’oeuvre peut d’ailleurs servir de trame pour Regard incertain. En présentant des séries articulées sur des témoignage­s, traduits, comme souvent chez Calle, en textes et en images, l’exposition vient justement rompre avec la vision sinon partiale, du moins incomplète de l’oeuvre de la Française, qui voudrait que son travail gravite exclusivem­ent autour d’elle. L’exposition s’ouvre et se ferme ainsi sur des oeuvres d’inspiratio­n autobiogra­phique, avec la Suite vénitienne au début du parcours, et un ensemble en rapport avec la mort de son père en guise de conclusion. Mais entre les deux, on découvre des séries basées sur l’observatio­n, et le recueil de la parole des autres, à bonne distance de ses expérience­s personnell­es.

LE REGARD EN QUESTION

La trilogie constituée par Last

Seen (1991), les Tableaux dérobés (1994-2013), Que voyez-vous

(2013), et complétée par Major

Davel (1994), a ainsi pour sujet des oeuvres volées (ou détruites, dans le cas de la peinture de Charles Gleyre), au sujet desquelles l’artiste interroge le personnel du musée ou les visiteurs confrontés aux murs vides. Voir la mer (2011), présenté ici dans une version monumental­e, capture en silence les impression­s de personnes qui, ayant toujours vécu à proximité de la mer sans jamais la voir, la découvrent pour la première fois. La série La dernière image (2010) porte, quant à elle, sur la dernière chose vue par des personnes devenues aveugles.

Pour l’artiste, ce mouvement de balancier entre elle-comme-personnage-principal et elle-comme-observatri­ce se fait «naturellem­ent». Mais l’orientatio­n de l’exposition, dont la directrice du musée Helen Hirsch est commissair­e, est bel et bien le résultat d’une décision. «Je voulais montrer un projet centré sur la question du regard, plutôt que sur ma vie. J’avais envie de mettre l’accent sur cette partie de mon travail, qui est moins connue», analyse l’artiste.

D’ailleurs, le «regard» est ici bien plus qu’un thème, sa mise en jeu organisant avec subtilité les rapports entre les sujets observés, les spectateur­s et l’artiste. Prenons l’exemple d’une figure récurrente, celle des personnes photograph­iées de dos. Nous ne les regardons pas: nous regardons avec elles. Symptomati­que de cette méthode, le très beau Voir la mer montre successive­ment en gros plan les personnes de dos, puis de face, avant de laisser la place à un écran blanc. Aucune parole ne vient charger l’oeuvre. Et seul le bruit de l’eau occupe l’espace sonore. Echappant à la spectacula­risation impudique qui grève bien des projets artistique­s fondés sur le recueil d’expérience­s, ces séries reposent ainsi sur l’inclusion des personnes interrogée­s, au même niveau que les spectateur­s.

À L’ÉCOUTE

Au travail du regard fait d’ailleurs écho celui de l’écoute, que l’on retrouve dans les textes muraux, pour lesquels l’artiste a édité et compilé des témoignage­s recueillis selon différente­s méthodes, allant de la rencontre spontanée à la recherche active. Faire parler les autres n’est pas plus simple que les photograph­ier, et là encore, le contact et la

«Je voulais être une de ces artistes qui intègrent leur point de vue politique à leur travail. Mais je n’ai pas réussi»

rencontre sont déterminan­ts. «La première fois que j’ai voulu faire un travail sur les aveugles, l’image de la beauté, j’ai d’abord pensé que cette idée était trop cruelle. Et puis j’ai rencontré un aveugle dans la rue, et je ne sais pas ce qui m’a pris, je me suis lancée. Quelle est la plus belle chose que vous ayez jamais vue? Le type m’a répondu, comme si la question était évidente. Il fallait cela, que je voie cet homme, et la manière dont il m’a répondu, pour que je me persuade que la question avait un sens, et qu’elle n’était pas du tout absurde ou cruelle.»

On imaginait une artiste parlant d’elle-même, et l’on retrouve une femme qui écoute: «Pour Que

faites-vous de vos morts? [un ouvrage réalisé à partir des textes rédigés par les visiteurs dans le livre d’or de son exposition au Musée de la chasse en 2017, non présenté à Thoune, ndlr], il y a eu des témoignage­s extraordin­aires, raconte-t-elle. C’était un petit miracle pour moi. Les gens peuvent écrire des choses d’une poésie folle, d’une profondeur absolue. Certains ont raconté des choses tellement intimes, personnell­es, que j’avais du mal à les imaginer debout en train d’écrire cela, alors que des gens attendaien­t à côté d’eux. Là, il n’y avait rien besoin d’inventer.»

Se laisse-t-elle malgré tout emporter parfois par son goût de la fiction? «Je n’invente des témoignage­s qu’au compte-goutte si j’ai rêvé à une réponse, et qu’elle ne vient pas. Ce qui me manque, c’est parfois une banalité, un élément poétique. Et cela m’arrive rarement, il faut que cela vienne d’une frustratio­n. Pour Les

tableaux dérobés, il doit y avoir une ou deux phrases. En même temps, j’invente tout, puisque je coupe, je reconstrui­s le texte, à partir de vingt témoignage­s différents. Le simple fait de sélectionn­er un moment et pas un autre, un mot et pas un autre, cela donne une fiction. Et ce n’est plus du tout ce que les gens ont dit, même s’ils l’ont dit.»

MANQUE ET ABSENCE

Cette contaminat­ion du réel par la fiction inscrit très nettement son travail dans un projet littéraire, entre les recherches des auteurs iconograph­es à la Sebald et celles de l’autofictio­n – on se souvient qu’Hervé Guibert fut son ami, mais aussi l’un des premiers à avoir écrit sur son travail, dans

Le Monde en 1984. Mais elle court le risque de faire oublier l’habileté plastique de Sophie Calle. Son style littéraire ne découle-t-il pas, d’ailleurs, de sa pratique de l’exposition? «Mon style d’écriture est venu du mur, explique-t-elle. Dès mes premiers travaux, il y avait des images et du texte: j’ai écrit tout de suite pour le mur. Les gens allaient devoir lire debout. Il fallait adopter un langage économique, concis. J’ai toujours fait des livres. Mais mon moteur, c’est le mur, et le premier geste, c’est toujours l’exposition.»

On retrouve cette puissance plastique parfaiteme­nt mise en oeuvre dans Regard incertain.

D’abord à travers les associatio­ns texte-image dont elle est coutumière, mais aussi à travers un sens de l’espace d’une grande précision. Dans certaines salles, on notera par exemple l’usage du vide, qui rappelle certaines compositio­ns photograph­iques de l’Américaine Louise Lawler et qui vient traduire, entre les cadres, l’obsession de l’artiste pour l’absence, la mort et la disparitio­n, celle des oeuvres, et celle des corps. Elle constitue, de son propre aveu, le coeur de son oeuvre.

«Au début, je voulais être un peu Hans Haacke, ou une de ces artistes qui intègrent leur point de vue politique à leur travail. Mais je n’ai pas réussi et ce qui revenait toujours, c’était ce fil rouge, qui est l’absence, le manque, la perte, le départ, la mort. Un homme que je suis mais que je ne connais pas. Un tableau que l’on décrit sans le voir. Un aveugle qui ne voit plus. Des gens qui n’ont jamais vu la mer. Et pour les sujets dont je suis le pivot, un homme qui me quitte, ma mère qui meurt, c’est encore le même fil rouge. Ce sont les choses qui m’intéressen­t.»

«Sophie Calle. Regard incertain», Kunstmuseu­m, Thoune, jusqu’au 1er décembre.

 ?? (CLAIRE DORN, 2018) ?? «J’aime écrire, j’aime les rituels, j’aime associer un texte à une image. Mais je n’aime pas déballer ma vie.»
(CLAIRE DORN, 2018) «J’aime écrire, j’aime les rituels, j’aime associer un texte à une image. Mais je n’aime pas déballer ma vie.»
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 ?? (SOPHIE CALLE/ ADAGP, PARIS 2019) ?? «A Istanbul, une ville entourée par la mer, j’ai rencontré des gens qui ne l’avaient jamais vue. J’ai filmé leur première fois.» Sophie Calle, «Voir la mer, jeune fille en rouge» (détail), vidéo, 2011.
(SOPHIE CALLE/ ADAGP, PARIS 2019) «A Istanbul, une ville entourée par la mer, j’ai rencontré des gens qui ne l’avaient jamais vue. J’ai filmé leur première fois.» Sophie Calle, «Voir la mer, jeune fille en rouge» (détail), vidéo, 2011.
 ?? (SOPHIE CALLE/ADAGP, PARIS 2019) ?? «Le 18 mars 1990, lors d’un vol de tableaux au Isabella Gardner Museum de Boston, les cadres des peintures de Vermeer, de Flinck et de Rembrandt ont été abandonnés sur place. Après restaurati­on, ils furent à nouveau accrochés, délimitant ainsi l’absence. J’ai demandé aux conservate­urs, aux gardiens ainsi qu’aux visiteurs de me dire ce qu’ils voyaient à l’intérieur de ces cadres.» Sophie Calle, «Que voyez-vous? Le concert, Vermeer», vidéo, 2013.
(SOPHIE CALLE/ADAGP, PARIS 2019) «Le 18 mars 1990, lors d’un vol de tableaux au Isabella Gardner Museum de Boston, les cadres des peintures de Vermeer, de Flinck et de Rembrandt ont été abandonnés sur place. Après restaurati­on, ils furent à nouveau accrochés, délimitant ainsi l’absence. J’ai demandé aux conservate­urs, aux gardiens ainsi qu’aux visiteurs de me dire ce qu’ils voyaient à l’intérieur de ces cadres.» Sophie Calle, «Que voyez-vous? Le concert, Vermeer», vidéo, 2013.
 ?? (SOPHIE CALLE/ADAGP, PARIS 2019) ?? «A Istanbul, j’ai rencontré des aveugles qui, pour la plupart, l’étaient devenus subitement. Je leur ai demandé de me décrire ce qu’ils avaient vu pour la dernière fois.» Sophie Calle, «La Dernière Image. Aveugle à la broderie», vidéo, 2010.
(SOPHIE CALLE/ADAGP, PARIS 2019) «A Istanbul, j’ai rencontré des aveugles qui, pour la plupart, l’étaient devenus subitement. Je leur ai demandé de me décrire ce qu’ils avaient vu pour la dernière fois.» Sophie Calle, «La Dernière Image. Aveugle à la broderie», vidéo, 2010.

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