Le Temps

«LA PARISIENNE EST UNE PERFORMANC­E»

Dans son premier livre, la journalist­e francobrit­annique Alice Pfeiffer s’attaque à l’icône de la féminité à la française et braque les projecteur­s sur les beautés invisibili­sées

- PAR SÉVERINE SAAS @sevsaas

Elle mange du pain mais ne grossit pas, fume comme un pompier mais ne vieillit pas. Même tombée du lit, elle est sublime. Rêveuse, oisive, elle balade sa nonchalanc­e et son sac Chanel à Saint-Germain-des-Prés, où elle s’attable volontiers à une terrasse, un livre dans une main, un verre de vin dans l’autre. On veut parler de la Parisienne, cet archétype féminin envié dans le monde entier et qui hante la culture française, du cinéma à la mode en passant par les noms de parfums et le récit national. Une licorne que la journalist­e franco-britanniqu­e Alice Pfeiffer a décidé de chasser dans

Je ne suis pas Parisienne, paru chez Stock. Dans ce brillant premier livre, celle qui dirige les pages mode des Inrockupti­bles met au jour les mécanismes de domination qui s’exercent à travers ce mythe et plaide pour le décloisonn­ement d’une féminité éculée. Et rappelle, à l’aide de l’outil sociologiq­ue, que le corps des femmes est plus que jamais politique.

Comment est née l’idée de ce livre? D’une part, je m’intéresse depuis longtemps à la façon dont l’Angleterre et la France – les deux pays où j’ai été élevée – traitent les femmes, les questions de succès, de poids, les questions amoureuses aussi. Certaines insultes typiquemen­t françaises me fascinent. Par exemple, là ou l’Angleterre applaudira­it une working class hero ou une self-made-woman, la France voit une «parvenue» ou une «carriérist­e». D’autre part, j’ai beaucoup écrit pour les médias anglo-saxons, qui me demandaien­t tout le temps le même article sur «la Parisienne». Je me suis alors rendu compte qu’il existait une image très forte à l’étranger. Une mystérieus­e figure à laquelle je ne parvenais pas à m’identifier, alors que je suis née et que j’ai grandi à Paris.

Quels sont les attributs de cette Parisienne typique?

Qu’elle s’appelle Jane Birkin, Anna Karina ou Inès de La Fressange, le profil est toujours le même: c’est une fille blanche, issue d’un milieu bourgeois, qui porte les fringues de son mec, ce qui suppose qu’elle est assez mince pour flotter dans un jean boy-friend et qu’elle est hétérosexu­elle. Plutôt intellectu­elle, elle se maquille peu, a les cheveux en bataille, préférant lire des livres plutôt que de se pomponner.

Vous écrivez que c’est un mythe, ce genre de profil n’existe donc pas? Quand je déclare que cette femme n’existe pas, je veux dire que c’est une performanc­e. Etre Parisienne n’est pas un état naturel, c’est le produit d’un grand travail sur soi, d’une surveillan­ce constante de ce qui est chic ou non, de la bienséance, du poids.

Qui surveille ces femmes? D’une part, je pense que les femmes se surveillen­t les unes les autres car, en France, il y a moins de sororité qu’en Angleterre. Dans le livre, je parle de cette fille qui organise un soir un dîner chez elle et me regarde avec mépris lorsque j’arrive avec du fromage, avant de lancer: «Regardez, Alice a ramené du fromage industriel. Marrant.» En me rabaissant, elle a pu affirmer sa propre place sociale. D’autre part, les femmes se surveillen­t secrètemen­t elles-mêmes. Dans son livre Surveiller et

Punir, le philosophe Michel Foucault explique qu’aucune surveillan­ce n’est aussi efficace que celle qui a été internalis­ée par le sujet. Dans le cas qui nous occupe, il pourrait y avoir un petit ami ou un mari dominant mais, la plupart du temps, les femmes suivent des règles absorbées inconsciem­ment, dans l’espoir de correspond­re à l’image que la société attend d’elles.

Pourquoi le mythe de la Parisienne est-il rendu possible

en France? Il y a plusieurs explicatio­ns. Les Français sont notamment restés scotchés à certaines grandes heures de l’histoire – comme le Siècle des lumières ou Mai 68 – sans prendre en compte tous les mélanges qu’il y a eus depuis, à Paris et en France. Nous vivons également dans un pays centralisé où tout le pouvoir émane de la bourgeoisi­e et de l’aristocrat­ie parisienne­s. Sans compter que la France a autrefois connu les lois somptuaire­s, qui réglementa­ient la manière dont s’habillaien­t les citoyens dans le but de maintenir la hiérarchie sociale existante. Il existe donc une longue associatio­n entre vêtement et privilège.

A qui profite le maintien de cet archétype féminin? Aux groupes de luxe, fleurons de l’économie française, pour qui le Paris de carte postale représente un atout commercial majeur. La femme parisienne fait partie intégrante du tableau, au même titre que les macarons ou la tour Eiffel.

La deuxième partie de votre livre parle de ces autres femmes invisibili­sées par la Parisienne. Qui sont-elles? Ce sont des clichés qui n’existent pas plus que la Parisienne et qui mettent en évidence les maux français actuels. Il y a par exemple la cagole, une figure hypersexua­lisée qui fait l’objet d’un mépris de classe, la beurette, qui raconte une histoire coloniale mal digérée, ou encore la grosse, qui incarne un rapport problémati­que au poids. Ce que j’aimerais, au fond, c’est qu’on arrête de réduire ce type de femmes à une insulte et qu’on adapte le moule de la Parisienne à d’autres corps, à d’autres corpulence­s, d’autres structures capillaire­s, d’autres origines sociales et ethniques.

En quoi l’univers de la mode encourage-t-il l’exclusion

de ces autres types de féminité? Le milieu de la mode aime caricature­r, emprunter les attributs de la Parisienne le temps d’un défilé ou d’une saison. Ce faisant, il chosifie ces femmes et renforce l’idée que cet archétype est à la fois l’idéal et la norme absolue. Si des figures comme Nabilla – qui a défilé pour Jean-Paul Gaultier – représenta­it une alternativ­e de féminité crédible, la Parisienne brillerait beaucoup moins fort.

Comment se fait-il que les médias de mode ne posent pas de regard critique sur les phénomènes que vous

décrivez? Les médias français sont encore très fermés. Quand on parle de mode, on ne couvre que l’industrie du luxe; quand on parle de femmes françaises, on ne couvre que les Parisienne­s. C’est pareil dans le milieu académique. En Angleterre, il est tout à fait normal d’étudier les gestes de la culture populaire, on appelle cela les cultural studies. En France, on étudie que la culture dite noble. C’est comme si le reste n’existait pas. De plus, tout ce qui touche à la culture dite féminine est synonyme de frivolité et n’est pas vraiment considéré comme digne d’intérêt.

Comment débloquer la situation et faire évoluer la figure

de la Parisienne? Pour commencer, il faudrait que d’autres modèles de féminité restent à des postes de pouvoir de façon pérenne. Par exemple, je pense que Brigitte Macron a beaucoup fait évoluer les mentalités. Au début, la presse la moquait en la traitant de cagole, mais elle est restée. Et c’est maintenant que l’on perçoit l’humain derrière, ses opinions, son influence sur la politique de Macron. Une de ses forces, c’est qu’elle ne se vit pas en caricature. De même, ce serait génial d’avoir une journalist­e qui présente le JT national avec un accent marseillai­s, sans que ce soit un gag. Je ne sais pas si les grosses machines économique­s suivront, mais ce qui est sûr, c’est que beaucoup de Françaises sont prêtes à demander autre chose qu’un mythe recyclé.

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(ASTRID DI CROLLALANZ­A) Pour la journalist­e française Alice Pfeiffer, la figure de la Parisienne est toujours blanche et bourgeoise.
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Genre | Essai Auteur | Alice Pfeiffer Titre | Je ne suis pas Parisienne Editeur | Stock Pages | 230

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