EST-IL POSSIBLE DE FAIRE TOUTE LA LUME SUR LES TURPITUDES DES PUISSANTS?
Les secrets sordides du milliardaire Jeffrey Epstein en rappellent d’autres. Comme ceux éventés par Truman Capote dans «La Côte Basque, 1965», une nouvelle qui aurait précipité sa chute
Une nouvelle de plus est venue grossir le lourd dossier de l’affaire Jeffrey Epstein: le milliardaire new-yorkais, accusé d’avoir entretenu un réseau de prostituées mineures et retrouvé en août dernier pendu dans sa cellule, aurait vécu jadis une brève aventure avec Lady Diana, juste avant que celle-ci ne rencontre Dodi Al-Fayed, qu’Epstein lui-même lui aurait présenté. Mais quel rapport au juste avec le sordide scandale dont le nom d’Epstein est désormais inséparable?
A priori aucun, bien sûr: leur weekend de charme n’avait rien d’illicite, pas même formellement, la princesse étant déjà séparée de son mari en titre. Sauf que les sympathies du financier envers la famille royale d’Angleterre ne se sont pas arrêtées là, puisque Diana aurait pu croiser dans les soirées d’Epstein son propre beau-frère, le prince Andrew, si elle avait poursuivi leur love affaire. Et que Dodi Al-Fayed était aussi le neveu d’Adnan Khashoggi, célèbre et controversé marchand d’armes saoudien, dont Epstein avait un temps géré les affaires… Bref, le gossip offre un bel éclairage sur les rapports étroits entre sexe et pouvoir, y compris occulte, voudrait-on ajouter. Car qui sait jusqu’où ils vont?
«Je revis cette soirée à laquelle je m’étais rendu en compagnie de Kate McCloud et de toute une bande. Un concours de travelos qui avait lieu dans une salle des fêtes de Harlem. Des centaines de jeunes homos chaloupaient, serrés dans leurs robes cousues main, sur les couinements mélancoliques des saxophones […]»
(TRUMAN CAPOTE, «PRIÈRES EXAUCÉES»)
La découverte d’un drôle de tableau dans la demeure d’Epstein vient comme le confirmer. C’est un portrait en pied de Bill Clinton, assis dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche. Pointant du doigt le spectateur, un peu à la manière de l’Oncle Sam, il porte la robe bleue et les hauts talons rouges qui furent ceux de Monica Lewinsky, croisant ses jambes nues avec un air provocateur. Comment deviner le sens que son propriétaire donnait à ce portrait du 42e président des EtatsUnis? Un outrage fait au pouvoir politique, qu’on peut s’acheter d’une manière ou d’une autre, et à l’inverse la consécration du pouvoir réel, qui se sait au-dessus des lois? Epstein n’est plus là pour le dire, après avoir peut-être payé de sa vie le fait d’en savoir trop.
Un autre Américain a vu son existence brisée pour des secrets du même genre. Existence d’écrivain, faut-il préciser. En 1975, Truman Capote fait paraître une nouvelle intitulée La Côte
Basque, 1965, en référence à l’un des restaurants les plus en vue de la jet-set new-yorkaise de l’époque. Le texte fait partie d’un roman en chantier, Prières exaucées, dans lequel Capote croit tenir son oeuvre majeure. C’est un nouvel essai de non fiction novel, genre qu’il passe pour en être l’inventeur, en s’attaquant à des faits divers. Mais l’écrivain place cette fois la barre très haut, trop sans doute, ou pas comme il faut.
Il ne viendra en effet jamais à bout de l’entreprise. Les quelques chapitres rédigés seront rassemblés en 1986, deux ans après la mort de Capote. La publication de La Côte Basque est largement responsable de cet échec. A travers la conversation discrète d’un écrivain et son amie de la bonne société, qui commentent les allées et venues dans le restaurant, Capote lève le voile sur les turpitudes du milieu mondain qu’il fréquente assidûment depuis des années, tout en récoltant ses confidences: infidélités, petites manies, vices personnels, viol, meurtre, qui hantent les milieux du spectacle, des affaires et de la politique, unis par des liens de promiscuité le plus souvent inavouables.
Tout y passe, tout est dangereusement vrai, plus ou moins, derrière des noms d’emprunt qui ne trompent personne, à commencer par les intéressés, qui se reconnurent sur-le-champ. A vrai dire, Capote fit preuve d’une naïveté difficile à comprendre en croyant sortir indemne de cette histoire. Il se retrouva expulsé de la bonne société où il régnait jusque-là et sombra dans des dépendances diverses, qui paralysèrent son talent, avant de le mener à la mort. A moins que ça ne soit le contraire? Peut-être le «roman-vérité» de la réalité américaine, celui du pouvoir et de ses ombres, était-il tout simplement impossible à écrire, du moins sans s’y engloutir soi-même.
Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littérature, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophique.