PORTRAITS TRAGICOMIQUES DE NOS VIES
Des récits inédits du philosophe Clément Rosset paraissent de manière posthume chez Minuit
Les narrateurs de ces quatre récits grinçants travaillent avec méthode à leur perte, avec un jusqu’au-boutisme qui force l’admiration. Le premier, dans La Mouche, est assailli par la présence d’un gros insecte noir dont il n’arrive pas à se débarrasser malgré ses stratagèmes. Cette mouche de la variété des «sarcophages magnifiques», parce qu’elle pond ses larves dans les cadavres, l’empêche de vivre par son bourdonnement.
Le narrateur de La Réussite, quant à lui, consigne et compare avec une précision qui confine à la folie les résultats du jeu de cartes auquel il se livre en solitaire. Sa maniaquerie le pousse à s’enfermer, à se couper du monde, à se laisser totalement absorber par une tâche titanesque et absurde.
PINCE-SANS-RIRE
Le personnage de Journal de bord relit Anatole France et tente d’apprendre l’anglais avec une méthode Assimil, mais se voit, ou s’imagine, persécuté par un voisin qu’il s’apprête à terrasser par sa technique du combat américain. Dans la dernière histoire, Le Malaise, un homme crée la sidération pendant une conférence adressée à des retraités et censée porter sur les hippopotames.
Clément Rosset, disparu l’an dernier, tenait à voir publier ce court recueil de quatre récits, rédigés durant les années 1973-1974, après sa mort. Quelle façon élégante de prendre congé, pour ce philosophe «tragique», que de nous offrir ces récits pince-sansrire. Et surtout, de les intituler Ecrits intimes. Ne vous attendez pas à une confession ni à un journal, ce sont bien des fictions, mais elles dessinent, en creux, un portrait de leur auteur, ou plutôt de sa pensée. Car tous ces personnages ont maille à partir avec le réel, et le philosophe français avait fait de la notion de «réel» son cheval de bataille, qu’il n’aura cessé d’interroger à travers une oeuvre initiée en 1960.
Tous ces personnages ont maille à partir avec le réel
Tous ces héros, enfermés en eux-mêmes, croyant suivre la raison alors qu’ils sont gangrenés par le non-sens, c’est nous. Sévères avec eux-mêmes, ne négligeant rien, ils s’enferrent dans le refus du réel. Or voici que ce dernier ressurgit dans leur vie, incompréhensible, impensable, atroce, personnifié tantôt par une mouche, tantôt par le hasard ou par un voisin.
Dans ses essais philosophiques, Clément Rosset préférait affronter le chaos du monde. Il nous a montré, avec humour et lucidité, que nous fantasmons le réel pour le fuir, préférant le doubler par des récits (philosophiques, religieux ou métaphysiques) pour le rendre acceptable. Que nous nous coupons de lui, de son surgissement, pour nous préserver de l’effroi qu’il suscite.
Un cinquième texte vient clore ce petit ouvrage, il est consacré au premier voyage de Clément Rosset à Minorque. Un fougueux récit de quelques pages dans lequel l’auteur tente de rejoindre les monuments mégalithiques de l’île, alors que tout semble se liguer pour l’en empêcher, une traversée drolatique au parfum de gin mahonnais et de pluie. Chez les grands auteurs, le tragique n’est jamais loin du comique, en cela réside leur profondeur et leur élégance. Et les grands philosophes sont souvent des écrivains.