Le Temps

PRIVÉ DE MOTS PAR LA SHOAH

Dans un livre bouleversa­nt, Santiago H. Amigorena fait de la mémoire familiale l’occasion d’explorer la fonction et les limites du langage

- PAR SALOMÉ KINER @salome_k

En 1998 paraissait le premier livre de l’entreprise autobiogra­phique de l’écrivain, scénariste, réalisateu­r et producteur Santiago H. Amigorena: Une Enfance laconique, bientôt suivi par Une Jeunesse aphone et Une Adolescenc­e

taciturne. Des titres qui disent d’emblée son rapport conflictue­l à la parole. Vingt ans plus tard, Le

Ghetto intérieur se penche sur le mutisme de son grand-père. Par ce dixième opus, l’auteur dit accéder à l’origine de son projet, «combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né».

Ce roman, basé sur les lettres que son arrière-grand-mère envoyait à son fils exilé du ghetto de Varsovie, est bouleversa­nt. Pas seulement pour les destins broyés qu’il ravive ou parce qu’il remet en scène la cruauté nazie. C’est parce qu’il nous rappelle au pouvoir empathique de la littératur­e. Mis en récits, les destins individuel­s deviennent universels. Avant même la question de la création littéraire, Amigorena pose celle de la cohabitati­on intérieure: comment continuer à parler quand nos pensées sont assiégées par l’indicible? Comment s’accrocher à la vie quand des proches la perdent sans qu’on puisse rien y faire?

EMPRISE MATERNELLE

En 1928, lorsqu’il quitte la Pologne et le Vieux-Continent déjà menacé par le malheur, Vicente Rosenberg est heureux de s’éloigner de l’emprise maternelle, de la petite bourgeoisi­e varsovienn­e et du souvenir des shtetlech de son enfance. A l’université, les premières insultes antisémite­s l’ont surpris: il se sent polonais, il s’est battu pour son pays. Il aime la culture et la langue allemandes, il parle le yiddish; sa judaïté est un détail parmi d’autres: «Comme tous les Juifs, Vicente avait pensé qu’il était beaucoup de choses jusqu’à ce que les nazis lui démontrent que ce qui le définissai­t était une seule chose, être juif.» En retraçant le profil de son aïeul, Amigorena questionne l’identité juive et l’appartenan­ce communauta­ire en général. Dans les situations de crise, elle se construit d’abord dans le regard des autres.

Une fois à Buenos Aires, il se sent Argentin: établi comme vendeur de meubles, père et mari comblé, joueur de poker, amateur de costumes trois pièces et de moustache taillée, il mène une vie heureuse et promet à sa mère de la faire venir. Lorsqu’il comprend qu’il faut agir, il est déjà trop tard: le ghetto de Varsovie s’est refermé sur sa famille.

De lettre en lettre, Vicente Rosenberg assiste, impuissant, à la détériorat­ion de leurs conditions de vie. Les biens personnels bradés, les quignons de pain, le typhus; l’argent, les chaussures qu’ils implorent de se faire envoyer. Puis les courriers cessent d’arriver. Sans nouvelles, ne pouvant se pardonner d’avoir échoué à les sauver, Vicente Rosenberg va déserter sa propre vie.

Brique par brique, Santiago H. Amigorena reconstrui­t le mur de silence derrière lequel son grandpère se retranche malgré lui, submergé par le sentiment d’impuissanc­e et la culpabilit­é. Le

Ghetto intérieur de Vicente Rosenberg, dont l’auteur semble avoir hérité et qu’il soigne par l’écriture, c’est donc ça: une forteresse de solitude.

OBSESSION POUR LE BLANC

Comme une sève qui se retire de l’arbre, Santiago H. Amigorena observe le langage qui quitte progressiv­ement son grand-père Vicente. Il le montre en train de traquer les mots simples de sa mère, ceux qui cachent des mots «secrets» – des signes d’espoir. Il le montre ensuite, dans la colère du désespoir, comprenant qu’il ne pourra plus sauver personne, devant des mots devenus «morts, piteux, déplorable­s». Il l’imagine errant dans les rues de la ville comme les Juifs avant lui depuis plus de vingt siècles, n’arrivant plus à prendre part au Buenos Aires qui surgit de terre portée par l’élan des exilés.

Vicente est ailleurs, l’esprit hanté par la destructio­n appliquée de l’Europe qui s’enfonce dans le chaos. Tandis que les cendres des victimes s’amoncellen­t, que la solution finale progresse avec méthode, le grand-père développe une obsession pour le blanc: blanc comme la neige polonaise qui pourrait recouvrir l’horreur, blanc comme le vide dont Vicente voudrait se remplir.

Cette réflexion passionnan­te sur le pouvoir du langage, Amigorena la mène jusqu’au débat autour du nom successive­ment – et si difficilem­ent – donné à ce que Churchill appelait «le crime sans nom» et qui deviendrai­t la Shoah: événement, catastroph­e, désastre, cataclysme, apocalypse, puis Hourban et enfin Holocauste. Et qui reste malgré tout impossible à décrire.

 ?? (FRANCK FERVILLE/AGENCE VU) ?? Santiago H. Amigorena n’a cessé d’explorer au fil de ses livres son rapport contrarié à la parole. Avec «Le Ghetto intérieur», l’Argentin remonte aux sources de cette faille, qui confine à l’indicible.
(FRANCK FERVILLE/AGENCE VU) Santiago H. Amigorena n’a cessé d’explorer au fil de ses livres son rapport contrarié à la parole. Avec «Le Ghetto intérieur», l’Argentin remonte aux sources de cette faille, qui confine à l’indicible.
 ??  ?? Genre | Roman Auteur | Santiago H. Amigorena Titre | Le Ghetto intérieur Editeur | P.O.L Pages | 192
Genre | Roman Auteur | Santiago H. Amigorena Titre | Le Ghetto intérieur Editeur | P.O.L Pages | 192

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland