DANS LA TANIÈRE DU RAP
Monté comme un thriller urbain, rythmé par les balbutiements de la culture hip-hop, «Le Rugissant» fait le portrait d’un producteur hors norme qui a posé les bases du rap français
Des battes de baseball, des armes à feu, trois blessés. Ce n’est pas un scénario West Coast mais le bilan de l’attaque qui a eu lieu, en août dernier, sur le tournage d’un clip de Booba. Attribué à une tentative de cambriolage, l’épisode a ravivé les dernières braises de la bataille d’Orly qui l’opposait à son rival Kaaris un an plus tôt. Provoquer pour imposer son règne: longtemps reine des coeurs, la devise hip-hop s’est adaptée à son époque. Aujourd’hui, passés au filtre des réseaux sociaux et de la culture mainstream, les heurts entre rappeurs sont des stratégies marketing.
ANGLE MORT
Il y a trente ans, quand le musicien et producteur Rud Lion taillait son trône dans la jungle d’une industrie naissante et aux pieds des cités d’Ile-de-France, l’usage de la force était un moyen de survie. Jusqu’à ce qu’elle vous tue. Figure fracassante puis fracassée du rap français, génie ingérable, racaille exemplaire, Rud Lion, Marc Gillas à l’état civil, est Le Rugissant, paru en août aux Editions Marchialy. Si sa vie donne matière à une biographie haletante, sa trajectoire dessine surtout les contours de la naissance du rap français: un art de pirates à l’assaut des trésors de Paris, mûri dans la cale d’un navire qui coule – les banlieues de la capitale, criblées par les impacts de la pauvreté.
Le journaliste Raphaël Malkin, comme la plupart de ses lecteurs, n’avait jamais entendu parler de Rud Lion. En 2015, occupé à écrire un livre sur la French touch (Music Sounds Better With You, Ed. Le mot et le reste), il retient ce nom qui revient plusieurs fois dans la bouche des acteurs de l’époque pour évoquer un producteur redoutable doublé d’une personnalité sauvage. Il mène une première enquête. Pêche miraculeuse: derrière Marc Gillas, les références pleuvent. Un temps proche de Tonton David et de Nuttea, organisateur de soirées légendaires, manager d’Expression Direkt, mentor de la Mafia K’1 Fry, producteur d’un morceau de La Haine, il croise la
«Les artistes ont mille choses à régler avec eux-mêmes, ça fait d’eux des espèces de surhommes»
route de Rohff, de Joey Starr et de Bashung. Le canevas est posé.
En creusant, Raphaël Malkin découvre aussi le profil d’un enfant métis grandi dans les cités hardcore de la petite couronne parisienne, musicien autodidacte doté d’un flair de chercheur d’or, résident régulier de la prison de Fresnes et intime des grands noms du haut banditisme français.
VIVRE VITE
Malkin, qui dit avoir été initié au métier par les ouvrages de Gay Talese, un des pères fondateurs du journalisme littéraire et chasseur d’histoires hors pair, tient ferme son sujet: «Les artistes ont mille choses à régler avec euxmêmes, ça fait d’eux des espèces de surhommes, à cause de la complexité de ce qu’ils portent en eux, davantage que chez le commun des mortels. La musique, en plus d’être une passion, est un prétexte pour raconter des parcours de vie.»
Celui de Marc Gillas est un yoyo dont le spectre brasse à la fois des actes de bravoure, quelques morceaux d’anthologie (Mon
esprit part en couilles, le seul morceau de rap à figurer sur la bande originale de La Haine, est produit sous sa supervision) et une grande entreprise de sabotage encouragée par de multiples addictions – alcool, drogue, adrénaline et violence – comme autant de pare-feux à une possible réussite.
Conscient de ses capacités mais dévoré par ses démons, habité par la rage de vaincre jusqu’à se détruire lui-même, Marc Gillas aura passé sa vie à la rater. Il s’est rué dans sa chute à défaut de pouvoir exploiter son talent. Convaincu qu’il ne ferait pas de vieux os, il a tout fait pour que la prophétie se réalise. En torpillant ses opportunités et en multipliant les motifs de haine jusqu’à ce que sa course s’achève de plusieurs balles au terme d’une altercation gratuite, un soir de novembre 1999.
Entre deux trophées de vaurien, entre deux démonstrations de force, Marc Gillas aura été aux commandes d’un collectif devenu label, mené clopin-clopant avec deux associés aux nerfs d’acier. Le Ghetto Youth Progress a joué un rôle déterminant dans l’écriture des premiers chapitres de l’autre musique, ce vent furieux venu du «gris», ces quartiers où il n’y a que le bitume qui pousse droit. «A une époque où les seuls artistes de rap signés sont NTM, IAM et MC Solaar, Rud Lion monte une structure pour doubler les maisons de disques et repérer des jeunes qui n’ont pas encore trouvé la porte d’accès à l’avant-scène», raconte Raphaël Malkin. Leurs compilations mettent en avant un rap sans concession, «aux sourcils froncés, politique parfois, mais qui marque surtout la nécessité de tout faire pour s’en sortir, quels que soient les moyens».
FRANCE D’EN BAS
Pour Raphaël Malkin, en se démocratisant jusqu’à devenir l’une des industries les plus influentes de la culture actuelle, le milieu du rap a muté: «Aujourd’hui, les rappeurs se professionnalisent. Ils ont une panoplie ciselée, un plan de carrière pour durer, ils cherchent à s’ancrer dans le paysage, à grappiller des points dans les
charts et dans l’esprit des gens. Alors que Marc était quelqu’un de spontané, qui agissait sans réfléchir et uniquement selon ce que lui commandaient ses tripes, sans calcul, sans arrière-pensée, sans filtre. Il était juste lui-même.»
Pour reconstituer cette personnalité complexe, le journaliste a mené plus de 90 entretiens digérés et recrachés dans un récit heurté qui va de l’Afrique du père aux studios de Pigalle, des squats du nord de Paris aux bureaux des maisons de disques, des repaires de raggamuffins aux débits de drogues dures, des trottoirs de la Goutte d’Or aux plages de Marbella. Dans le viseur de l’auteur, Rud Lion suscite, sinon une forme d’empathie, le sentiment d’un immense gâchis. Derrière la gueule rugissante de Marc Gillas s’entend l’écho d’une certaine France écrasée par des politiques d’exclusion, abandonnée à ses zones urbaines précaires, privée de perspectives d’intégration, acculée à la délinquance. Certains s’en sont extraits à coups de crosse, et d’autres à coups de plume. Vingt ans plus tard, leurs morceaux sont les archives de ces vies fauves rugies derrière les grilles du périph.