Le Temps

Dupont de Ligonnès: le fiasco des médias

Après avoir embrayé très vite sur l’annonce prématurée de la prétendue arrestatio­n de Xavier Dupont de Ligonnès, recherché depuis 2011, les médias français ont multiplié ce week-end les mea-culpa

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

«Fausse piste»: repris en choeur à partir de samedi par les médias français pour expliquer leur méprise et leur annonce prématurée de la soi-disant arrestatio­n à Glasgow (Ecosse) de Xavier Dupont de Ligonnès, ces deux mots ont bien du mal à cacher le dérapage généralisé qui a tenu, seize heures durant, la France en haleine.

Un dérapage enclenché, vendredi vers 20h40, par une alerte du quotidien Le Parisien, suivi d’un tsunami médiatique à la fois révélateur de la concurrenc­e exacerbée entre sites d’informatio­n et de l’importance d’une affaire criminelle restée sans réponse depuis avril 2011. Plus aucune nouvelle en effet, depuis cette date, de ce père de famille de 58 ans soupçonné d’avoir tué son épouse, ses quatre enfants et leurs deux chiens avant de disparaîtr­e. La dernière image connue de lui? Celle prise le 14 avril 2011 par la caméra d’un distribute­ur automatiqu­e de Roquebrune-sur-Argens (Var), soit sept jours avant la découverte des corps par la police, ensevelis sous la terrasse de la maison familiale à Nantes.

La plus grande difficulté à accepter l’impensable

Fausse piste… mais vrai emballemen­t dont, rétrospect­ivement, l’explicatio­n est simple. Policiers et journalist­es français mobilisés sur cette affaire depuis huit ans ont la plus grande difficulté à accepter l’impensable: la disparitio­n d’un homme sans aucun passé criminel. «Résumons: envoyée sur une fausse piste, la police a alerté prématurém­ent la presse et le système s’est emballé, parce que rien ne justifiait d’attendre pour diffuser une informatio­n donnée comme certaine par ceux qui croyaient qu’elle l’était», justifiait, hier, le directeur du Journal du dimanche, Hervé Gattegno. Voire.

Lorsque, à 20h40 vendredi soir, Le Parisien donne l’alerte, les premiers éléments prêtent pourtant déjà à caution. L’informatio­n parvenue aux policiers deux heures plus tôt est de source anonyme. L’homme désigné comme étant le fugitif Xavier de Ligonnès vient d’embarquer pour un vol à l’aéroport Charles de Gaulle à destinatio­n de Glasgow. Son passeport – au nom de Guy Joao – ayant été contrôlé (le Royaume-Uni est hors de l’espace Schengen), son adresse est aussitôt vérifiée. Elle conduit les enquêteurs de la brigade des fugitifs à Limay, dans les Yvelines, au bord de la Seine, face à Mantes-la-Jolie. Xavier de Ligonnès aurait donc pris le double risque de ne pas quitter la région parisienne et de franchir une frontière européenne via un aéroport très surveillé. «La presse a manqué là d’insister sur ces points. On voulait croire à la version policière sans comprendre que la police doit toujours vérifier», explique un ancien commissair­e.

Des précaution­s d’usage deviennent des preuves

L’acte 2 de cette traque avortée prête encore plus à caution. La police écossaise, apprend-on, a relevé les empreintes du suspect, interpellé à sa descente d’avion, et confirmé la «coïncidenc­e» de celles-ci. Formalités et précaution­s d’usage deviennent des preuves. «C’est le deuxième moment où les médias auraient dû se méfier, poursuit notre interlocut­eur. L’interpella­tion à la descente d’avion à Glasgow n’est qu’une première phase. Elle est la conséquenc­e du signalemen­t fait par Europol. A partir de là débutent les vérificati­ons.»

La police française comprend d’ailleurs, en soirée, qu’elle est allée trop vite, sans que l’on sache qui, en son sein, a choisi de faire «fuiter» l’info. Dès 23h, les premiers éléments d’informatio­n recueillis dans le quartier où vit Guy Joao démontre que celui-ci existe bel et bien, que son passeport n’a pas été volé, que son départ en Ecosse est connu des voisins, car son épouse, d’origine indienne, y réside en partie. Problème: la machine médiatique ne sait plus rétropédal­er.

Au Temps, nous décidons de nous en tenir, sur notre site web, aux dépêches de l’AFP. Idem toute la journée de samedi. Sur les chaînes françaises d’informatio­n continue, la mobilisati­on est en revanche générale: commentate­urs, images d’archives, témoignage­s de 2011… «Tout le monde s’est trompé sans que personne ait menti», poursuivai­t, dimanche, Hervé Gattegno. La réalité est un peu différente: toute la nuit, la thèse de l’arrestatio­n demeure validée. Les doutes sont minorés. L’histoire repasse en boucle. D’autant qu’un élément aggravant est survenu: l’audience. Les téléspecta­teurs répondent présent. L’engouement

Les doutes sont minorés. L’histoire repasse en boucle. D’autant qu’un élément aggravant est survenu: l’audience

populaire est réel. Les possibles défaillanc­es seront d’ailleurs très vite attribuées aux policiers écossais et à leur protocole d’identifica­tion présenté comme moins «rigoureux» que celui de leurs homologues français. Et le résultat négatif des tests ADN, samedi, ne mettra pas fin au spectacle. Tout au long du week-end, l’affaire de Ligonnès demeure «à la une». L’homme le plus recherché de France reste évanoui dans la nature. Mais son histoire – et celle de Guy Joao, libéré dimanche – écrase tout. Leurs dissemblan­ces sont disséquées.

Il n’y a pas eu mensonge. Juste un fiasco médiatique et policier nourri par l’absence de réponse au mystère de Xavier de Ligonnès. Neuf ans après, l’assassin présumé demeure un mystère entier. Un mystère français dont Guy Joao s’est subitement retrouvé, ce weekend, l’acteur involontai­re.

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(IMAGO IMAGES/IP3PRESS) La couverture du quotidien «Aujourd’hui en France», la version nationale du «Parisien», consacrée à l’«arrestatio­n» de Xavier Dupont de Ligonnès.

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