Le Temps

Le retour de Raphael Saadiq, hanté par les fantômes de l’addiction

Le Californie­n met fin à huit ans de silence en publiant «Jimmy Lee», hommage à un frère fauché par la drogue et salut à d’autres fantômes brutalisés par l’Amérique. Un album magistral à déguster en live à Lausanne, ce mercredi

- DAVID BRUN-LAMBERT

«Je ne voulais pas faire cet album, je le devais.» Joint par téléphone, Raphael Saadiq pèse chaque mot prononcé. Le ton est cordial, mais distant. Un peu las, aussi. Depuis des semaines, l’ex-capitaine des navires Tony! Toni! Toné! et Lucy Pearl conte, un peu contraint, le même récit. Ou comment il mit entre parenthèse­s une suite épatante de collaborat­ions haut de gamme (de John Legend à D’Angelo ou Elton John) pour renouer avec une carrière solo placée sur pause il y a huit ans. «La disparitio­n de mon frère me hantait, dit-il. J’ai voulu m’y confronter et parler des gens de ma famille que leur dépendance a rendus vulnérable­s.»

Les âmes cramées: le sujet n’est pas neuf dans l’oeuvre de Charlie Ray Wiggins (son vrai nom). Dans Instant Vintage (2002), premier album rétro lorgnant sur le son de Motown, il chantait déjà la victoire sur l’addiction (You’re the One That I Like) ou plus tard contait le drame de junkies incapables de prendre soin de leurs enfants (Grown Folks, 2004). Mais encadrées par une production millimétré­e, parfois un rien agaçante dans sa manie de célébrer vaille que vaille l’esthétique du rhythm and blues des sixties, ces thématique­s graves s’éventaient, jusqu’à s’ignorer.

Défier les ténèbres

De Raphael Saadiq, 53 ans, on ne retenait alors que l’impeccable élégance et les mélodies stylisées, mais peu la gravité. Puis venait Stone Rollin’ (2011), oeuvre néo-soul euphorique défendue en tournées, et le natif d’Oakland rentrait chez lui lessivé. Les fantômes du passé et les chagrins irrésolus l’y attendaien­t. «C’était un moment de ma vie où les histoires du passé me submergeai­ent, demandant à être réglées, explique le chanteur. Ici, il ne s’agissait pas tant de raconter l’histoire de Jimmy, mon frère aîné mort en 1998, que de rappeler que tout le monde possède une dépendance, quelle qu’elle soit.»

Beau disque inquiet, mais constammen­t bienveilla­nt, geste noble défiant les ténèbres afin de mieux s’en éloigner, Jimmy Lee dit, colère enfouie, la drogue et le manque, l’incarcérat­ion et le deuil, les familles disloquées et les regrets pourrissan­ts. «Chez moi tout le monde a été affecté par la dépendance et le décès de mon frère, par l’addiction de certaines de mes soeurs et la mort de l’une d’entre elles lors d’une poursuite policière, détaille Saadiq. Mais on n’en parle jamais.» En 13 titres, admirables souvent, il cherche à réparer ce qui ne l’a pas été.

OEuvre blessée, mais autoritair­e, ce cinquième geste solo de Raphael Saadiq vaut aussi en ce qu’il rompt avec la dentelle soul qui occupait jusque-là son auteur. Rhythm and blues ou gospel en demeurent la matrice. Mais aux cendres cent fois remuées de Sly Stone ou de Marvin Gaye, il trempe cette fois ses arrangemen­ts dans les souterrain­s de l’Amérique.

Jimmy Lee est eaux noires et peines cruelles. Il est aussi dignité malgré les coups, ses lignes fines contant aux Etats-Unis ces histoires qu’on refuse d’admettre. Les prisons de haute sécurité dans lesquelles on jette des gamins à peine majeurs (somptueux Rikers Island). Les expédients par poignées, puis l’abattement comme sort promis quand plus rien ne tient (This World is Drunk, sommet de ce disque). La foi comme dernier refuge quand tout s’effondre (Sinners Prayer).

Existences absurdes

«Je dis aux gens que l’équilibre dans lequel ils vivent est en permanence précaire, prévient Saadiq. Nos existences ne tiennent qu’à un fil, de manière absurde. Une menace plane constammen­t à l’extérieur. Tout peut s’écrouler d’un coup. Pour prévenir cela, il faut être prêt. Et si quelque chose frappe néanmoins, eh bien il faut avancer, aller vers la lumière, toujours.» Et le Californie­n de renvoyer à «So Ready», funk rampant comme né des trottoirs de banlieues à cran où s’unissent la ferveur d’un Stevie Wonder et le groove de Prince (cité dans «Something Keeps Calling»).

Alors, en ce cinquième geste solo comme parfois pris de vertiges, mais jamais lourd malgré les récits qui l’habitent, on lira comme une suite camouflée donnée à Sign O’ The Times (1987). En effet, à l’instar du chef-d’oeuvre du génie de Minneapoli­s, le chagrin s’y combat sabre au clair, les absents s’y célèbrent en mélodies simples, on y chuchote et murmure plutôt qu’on y crie et les boues de l’Amérique y débordent sans que l’on puisse rien leur opposer, sinon la poésie et une certaine sagesse.

«Comment pourrais-je changer le monde si je ne me change pas d’abord?», entend-on ainsi Kendrick Lamar demander dans Rearview, rap aux accents défaits où Dieu est remercié et la naissance, même suivie de tragédies, néanmoins célébrée. «Nos vies peuvent être parfois difficiles, conclut Raphael Saadiq, elles sont néanmoins rendues belles par la compassion, l’entraide, l’amour. Ce disque peut parler de ceux que j’ai perdus, il veut également aider à une prise de conscience universell­e envers tous ceux qui ont auprès d’eux un être cher en détresse.»

La tournée de promotion de Jimmy Lee passe ce soir par Lausanne. A son terme, Raphael Saadiq devrait réunir Tony! Toni! Toné! ■

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(PETER PRATO/NYT/REDUX/LAIF) Si l’album de Raphael Saadiq prend sa source dans la perte d’un être cher, emporté par la drogue, il élargit la focale en révélant la part mortifère de l’Amérique.

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