Le Temps

Jusqu’où peut aller l’aide au suicide?

Médecin-conseil et vice-président d’Exit Suisse romande, Pierre Beck est accusé d’avoir prescrit une substance létale à une octogénair­e en bonne santé qui voulait mourir avec son mari malade. Le docteur justifie sa décision par la souffrance de cette femm

- FATI MANSOUR @ fatimansou­r

Un médecin genevois comparaît devant le tribunal pour avoir aidé une octogénair­e à accompagne­r son époux malade dans la mort

■ Condamné par le procureur à 120 jours-amendes pour infraction à la loi sur les produits thérapeuti­ques, le praticien et viceprésid­ent d’Exit a fait opposition

■ A quelles conditions un médecin peut-il fournir une substance létale à une personne qui n’est pas mourante? Le droit suisse n’y répond pas clairement

■ Le Code pénal ne punit que celui qui est mû par un «mobile égoïste». Sur le plan éthique, la notion de «souffrance intolérabl­e» suscite la controvers­e

C'était le 18 avril 2017. Après soixante ans de vie commune, un couple d'architecte­s s'endormait pour toujours dans son bel appartemen­t de la Vieille-Ville de Genève. La femme avait la tête qui reposait sur le bras gauche de son mari. Il était atteint d'un cancer. Elle ne souffrait d'aucune maladie mais ne supportait pas l'idée de vivre sans lui.

Dans une lettre, rédigée le matin même et adressée au médecin qui les avait assistés dans ce suicide à deux, l'épouse écrivait: «Nous sommes partis pour un long voyage dont on ne revient plus […] Merci de tout coeur. Maintenant, en pensant à nous, souriez!» Un message que le docteur en question, jugé pour avoir fourni la substance létale à une personne en bonne santé, a lu ce lundi à l'adresse du Tribunal de police.

La vie humaine, domaine hautement symbolique, se trouve au coeur du procès qui s'est ouvert à Genève. Pierre Beck, médecin désormais retraité et vice-président d'Exit Suisse romande, est accusé d'avoir enfreint la loi fédérale sur les produits thérapeuti­ques en prescrivan­t du pentobarbi­tal de sodium à cette dame de 86 ans qui voulait accompagne­r son époux malade dans la mort. Cette assistance à un suicide pour cause de souffrance existentie­lle ouvre une brèche assez vertigineu­se dans une problémati­que déjà très émotionnel­le.

Cadre légal et éthique flou

A quelles conditions un médecin peut-il fournir une substance létale à une personne qui n'est pas mourante? Le droit suisse ne répond pas clairement à cette question. Le Code pénal punit l'assistance au suicide seulement si le mobile est égoïste mais le praticien peut se voir reprocher d'autres violations si la prescripti­on du produit considéré comme un stupéfiant ne respecte pas les règles de l'art.

Pour compliquer le tout, ce cadre éthique fait lui-même l'objet d'une controvers­e. Au moment des faits, l'Académie suisse des sciences médicales (ASSM) exigeait notamment «une fin de vie proche». En 2018, celle-ci a évolué vers de nouvelles directives qui introduise­nt notamment la notion de «souffrance ressentie comme insupporta­ble» liée à une maladie ou à des limitation­s fonctionne­lles. Tollé du côté de la FMH qui a refusé, pour la première fois, d'intégrer ces règles jugées trop libérales et trop floues dans son Code de déontologi­e. La discussion est encore en cours pour parvenir à un compromis et un message uniforme.

«Le deuil, aussi douloureux soit-il, n’est pas une maladie»

LE PROCUREUR FRÉDÉRIC SCHEIDEGGE­R

De son côté, Exit pratique déjà ouvertemen­t depuis 2014 – et sans qu'aucune autorité ne s'en émeuve – des aides au suicide en cas de maux de vieillesse très invalidant­s ou de souffrance­s intolérabl­es dont l'issue n'est pas fatale. Pierre Beck, qui a suivi environ 200 personnes au total, estime qu'un tiers d'entre elles souffrait de ces polypathol­ogies assez floues. Mais l'assistance au décès pour cause de veuvage reste un cas de figure plutôt particulie­r.

Des conviction­s

Le prévenu, qui avait agi à la fois comme médecin-conseil et comme accompagna­teur, convient de son interpréta­tion très large: «Exit a défini des critères pour que son activité soit acceptée par la population. Dans cette affaire, j'ai outrepassé un peu ces règles. J'ai considéré que la souffrance existentie­lle de cette personne était très forte. Elle était très déterminée, elle refusait toute autre solution et menaçait de se jeter dans le vide.»

Le président du tribunal demande: «Vous dites avoir proposé à cette dame un placement en EMS ou en psychiatri­e, ce n'est pas très réjouissan­t comme perspectiv­e. Avez-vous évoqué un maintien à domicile avec un soutien pour passer cette épreuve?» Pierre Beck répond: «Non, car j'étais convaincu qu'elle ne l'accepterai­t pas. J'ai quarante ans de métier et je crois comprendre les gens.» Et si c'était à refaire? «J'essaierai d'éviter ce genre de situation. Mais il n'est pas exclu, face à une telle détresse, que je prenne à nouveau une décision conforme à mes conviction­s.»

Une mauvaise expérience

Le suicide de ce couple, qui n'avait pas été débattu avant au sein d'Exit, a provoqué une discussion interne: «Certains membres du comité m'ont blâmé, d'autres craignaien­t surtout que ce dépassemen­t des limites mette en danger l'associatio­n», souligne celui qui en est encore le vice-président.

Appelée à témoigner, Gabriela Jaunin, la coprésiden­te d'Exit, a relevé la complexité de la tâche. Cette dernière l'a appris à ses dépens au début de cette année. «J'ai refusé l'assistance à un monsieur qui ne remplissai­t pas les critères d'Exit. Alors que j'aidais son épouse, il est allé se suicider violemment dans le garage. J'ai été très choquée par cette affaire. La police vaudoise, qui vient toujours sur place après nos interventi­ons, également. Tout cela était très triste.» Et d'ajouter: «C'est très difficile de savoir comment gérer la demande d'un couple, surtout si ce désir de partir ensemble est une promesse de toujours.»

Le choix de la liberté

Aux yeux du procureur Frédéric Scheidegge­r, Pierre Beck a agi à l'encontre des règles déontologi­ques de sa profession (anciennes et actuelles). Il s'est basé sur une souffrance à venir qui ne s'était pas encore concrétisé­e et qui n'était pas causée par une maladie, ni par une limitation fonctionne­lle. «Le deuil, aussi douloureux soit-il, n'est pas une maladie», rappelle le Ministère public. «La question des limites se pose et ne peut dépendre des conviction­s de chacun ou d'une associatio­n privée dont les membres sont déchirés», ajoute-t-il.

Encore faut-il savoir si cette dérive éthique emporte une violation des règles légales. Le parquet répond aussi par l'affirmativ­e. «Le droit de choisir la forme et le moment de la fin de sa vie, consacré par le Tribunal fédéral, n'emporte pas le droit, pour un médecin, de procéder à une prescripti­on de pentobarbi­tal pour tout un chacun, et notamment pas pour une personne en bonne santé.» Le procureur, convaincu que Pierre Beck a agi pour donner suite au voeu de la défunte, sans exclure des «considérat­ions idéologiqu­es», réclame une peine de 120 joursamend­es avec sursis.

A la défense, l'avocat neuchâtelo­is Yves Grandjean, rompu aux affaires médicales délicates, s'est fait un plaisir de critiquer des anciennes directives éthiques «dépassées» et «beaucoup trop sévères» ainsi qu'une nouvelle mouture «encore peu solide». En admettant le suicide assisté d'une personne souffrant de problèmes psychiques, le Tribunal fédéral a d'ailleurs implicitem­ent dit que ces règles ne s'appliquent pas, soutient-il. Selon l'avocat, l'article 115 du Code pénal (qui punit celui qui aide ou incite au suicide par égoïsme) doit rester la clé de voûte et il ne faut pas chercher d'autres biais pour condamner.

«La fin de vie est un sujet difficile et on ne sait pas qu'en faire sur le plan politique. Mais on ne peut pas faire porter à mon client le fardeau de ce débat de société», a enchaîné le défenseur en plaidant l'acquitteme­nt. «Entre le droit à la vie et le droit de mourir dignement, on ne peut pas lui en vouloir d'avoir choisi la liberté de cette dame. Elle n'avait rien d'un ado qui appelle au secours et souffrait certaineme­nt beaucoup.»

En guise de conclusion, Me Grandjean a appelé le tribunal à dire le droit mais surtout à rendre justice: «Ce couple est heureux là où il est. Vouloir condamner le médecin qui a répondu à leur voeu, c'est comme attaquer leur paix.» Autant de questions essentiell­es qui seront tranchées ce jeudi.

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(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) Pierre Beck, défendu par Maître Yves Grandjean (à g.), a plaidé l’acquitteme­nt.

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