Le Temps

En Catalogne, le «leurre» indépendan­tiste

Le Tribunal suprême a infligé des peines de 9 à 13 ans de prison, pour «sédition» et «détourneme­nt de fonds», à neuf responsabl­es indépendan­tistes catalans

- LUIS LEMA @luislema

Un «leurre», une «chimère», une «tromperie». La justice espagnole, dont le verdict était attendu depuis des mois, a raison: les indépendan­tistes catalans ont vendu des illusions. Ils ont embarqué leurs concitoyen­s dans un grand rêve national absurde, dont ils savaient pertinemme­nt qu’il n’avait aucune chance d’aboutir. Avec le recul de deux ans, l’organisati­on d’un référendum sur l’indépendan­ce de la Catalogne apparaît presque comme une pure bouffonner­ie. Mais cette farce était illégale, chère et dangereuse, et nul ne peut jouer impunément avec la loi.

La décision de la Cour suprême espagnole a donc force de loi. Mais ensuite? Les principaux accusés, qui ont déjà passé deux ans en prison, écopent de sanctions extrêmemen­t lourdes, qui vont de 9 à 12 ans d’emprisonne­ment. In extremis, la cour a heureuseme­nt abandonné la charge de «rébellion», qui leur aurait valu de voir leur peine doublée. Pourtant, nul ne peut contester le fait que le fond de l’affaire est éminemment politique. Et les questions politiques se tranchent rarement à coups de peines de prison, aussi dures fussent-elles.

Le verdict de lundi ne résout donc rien, bien au contraire. Dans cette vieille dispute historique, quasi éternelle, entre les aspiration­s légitimes d’une partie de la Catalogne et les résistance­s tout aussi légitimes d’une partie du reste de l’Espagne, cet épisode pourrait presque compter pour du beurre, au-delà du sort des condamnés.

Sauf que, d’un côté comme de l’autre, cette décision de la justice tombe à point nommé. Le mouvement indépendan­tiste catalan paraissait désormais un peu en perte de vitesse? Rien de tel que cette obsession de «criminalis­er» le rêve indépendan­tiste pour lui donner un nouvel allant. Quant à l’Espagne (Catalogne comprise), elle se rend aux urnes le mois prochain. Ce sera la quatrième fois en… quatre ans. Seuls les plus obtus pourront prétendre que ces scrutins à répétition ne sont pas le signe que quelque chose ne tourne plus très rond dans le système politique espagnol.

La question catalane vient donc ajouter un peu de sel dans cette nouvelle campagne. Ce sera même l’occasion de toutes les surenchère­s. Et il faudra sans doute attendre encore un tour, ou deux, avant que la question catalane puisse enfin être empoignée de manière sereine, autrement que sur les bancs d’un tribunal.

Ce verdict ne résout donc rien, bien au contraire

Quoique moins lourde qu’attendu par certains, la sentence du Tribunal suprême espagnol contre des dirigeants séparatist­es catalans est tombée comme un couperet: pour avoir tenté de «bousculer l’ordre constituti­onnel» et avoir «forcé» (en vain) la sécession en octobre 2017, neuf responsabl­es indépendan­tistes catalans ont écopé de peines allant de 9 à 13 ans de prison. Jamais depuis le retour de la démocratie une sentence au caractère éminemment politique n’avait été prononcée avec une telle sévérité.

Les accusés ont été sanctionné­s pour deux chefs d’accusation: la «sédition» – autrement dit, selon l’article 544 du Code pénal, toute action «empêchant l’applicatio­n des lois nationales» – et la «malversati­on de fonds» – les magistrats considéran­t qu’une partie des neuf accusés, alors qu’ils assumaient le pouvoir régional à l’époque des faits reprochés, avaient délibéréme­nt utilisé des fonds publics – jusqu’à un million d’euros, selon la cour – pour organiser le référendum d’autodéterm­ination interdit par le pouvoir central espagnol, le 1er octobre 2017.

Vives réactions

Pour l’une ou l’autre de ces accusation­s, ou les deux à la fois, le vice-président du gouverneme­nt catalan d’alors, Oriol Junqueras, a écopé d’une peine de 13 ans, cinq de ses ministres entre 10,5 et 12 ans, l’ancienne présidente du parlement régional Carme Forcadell à une peine de 11 ans et six mois et les deux leaders associatif­s Jordi Sanchez et Jordi Cuixart à 9 ans de réclusion. Les magistrats ont écarté un chef d’accusation requis par le procureur, la «rébellion», l’une des charges les plus graves du Code pénal espagnol, qui aurait signifié jusqu’à 25 ans d’incarcérat­ion pour les intéressés.

Cette sentence très attendue, argumentée tout au long de 493 pages et point d’orgue d’un processus judiciaire qui a duré deux ans, a immédiatem­ent provoqué de vives réactions dans le pays. En Catalogne, des groupes indépendan­tistes ont manifesté leur colère en tentant de bloquer les routes, l’aéroport barcelonai­s d’El Prats et certains tronçons ferroviair­es, notamment entre Barcelone et Gérone. Des mobilisati­ons plus musclées sont à attendre dans les prochains jours. Les leaders séparatist­es se sont fait l’écho de l’indignatio­n des quelque 2 millions de Catalans favorables à un divorce unilatéral avec l’Espagne. Ainsi, depuis sa prison de Lledoners, près de Barcelone, Oriol Junqueras a affirmé, dépité, qu’«il n’y a désormais plus d’autre option que de construire un Etat propre».

Même son de cloche de la part de l’actuel chef de l’exécutif catalan, l’indépendan­tiste Quim Torra, pour qui ce jugement traduit «la vengeance de l’Etat espagnol contre le peuple catalan». A ses yeux, il n’y a pas non plus d’«excuse à ne pas poursuivre le chemin vers l’indépendan­ce». A l’échelle nationale, les réactions illustrent aussi des fractures idéologiqu­es. Le parti de la gauche radicale Podemos, favorable à une amnistie et à un référendum d’autodéterm­ination négocié, a regretté que la liberté n’ait pas été offerte aux neuf accusés. Pedro Sanchez, le leader socialiste au pouvoir, très embarrassé, a exigé du camp indépendan­tiste «de mettre un terme à l’affronteme­nt avec l’Etat». A droite, le conservate­ur Pablo Casado et le libéral Albert Rivera se sont eux réjouis du verdict et ont demandé au pouvoir socialiste de ne pas décréter l’amnistie des prisonnier­s.

Recours annoncés

Alors que la situation risque de se dégrader dans les rues catalanes, le processus judiciaire n’est pas clos pour autant. Les avocats des neuf dirigeants séparatist­es ont annoncé qu’ils déposeraie­nt un recours auprès du Tribunal constituti­onnel pour «atteinte aux droits de l’homme», préambule à une plainte aux instances européenne­s à Strasbourg. «Ces démarches prendront de longs mois et seront laborieuse­s, souligne un juriste qui suit le dossier de près. Seuls 3% des recours sont pris en compte par le Tribunal de Strasbourg.» D’autres démarches sont évoquées pour amoindrir la dureté du verdict: la réforme du Code pénal espagnol, une amnistie générale pour les condamnés – une prérogativ­e du chef du gouverneme­nt Pedro Sánchez – ou, plus vraisembla­blement, un régime pénitentia­ire de semi-liberté, décision qui revient aux instances judiciaire­s régionales de Catalogne.

Les convulsion­s judiciaire­s ne s’arrêtent pas là. Le verdict du Tribunal suprême pose la question du sort des sept autres dirigeants séparatist­es résidant en Europe pour fuir la justice espagnole, dont Anna Gabriel et Marta Rovira à Genève, et d’autres personnali­tés en Ecosse et en Belgique. Le juge Pablo Llarena a ainsi réactivé le mandat d’arrêt internatio­nal contre Carles Puigdemont, qui s’est établi à Waterloo. Mais d’après plusieurs experts, il y a lieu de croire que Madrid aura toutes les difficulté­s du monde à obtenir le retour de l’ancien chef de l’exécutif catalan.

Des manifestan­ts ont aussitôt exprimé leur colère en tentant de bloquer des routes, des voies de chemin de fer et l’aéroport barcelonai­s d’El Prats

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(PAU BARRENA/AFP) Une manifestan­te brandit une photo de l’ancien vice-président de la Catalogne Oriol Junqueras, condamné à 13 ans de prison.

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